Madame Alexandre Bernheim, née Henriette Adler, femme du marchand. En italique
iota
Je suis la femme du marchand.
J’ai froid. De plus en plus. Toujours.
J’attends. Il négocie. Les tractations s’éternisent.
J’attends.
Il transige avec délicatesse.
Mes paupières sont lourdes. Ma vie est simple.
J’attends, avec une patience de chien.
Sa voix dans l’autre pièce résonne.
Il marchande. Nous amassons. Notre univers penche dangereusement.
Ma vue baisse. Le marchand courbe le dos.
Il décline. Je veux dire, il perd de sa vigueur, fléchit, me parle d’une voix toujours plus basse. En ce moment mon petit homme parfumé estime la valeur marchande du cristal. Il sort le plus souvent possible, tous les jours, dans l’espoir de trouver une belle pièce, une rareté.
De plus en plus, une étrange lassitude me fait voir les choses de guingois. Je suis posée sur ma chaise. Dans le miroir ma silhouette, comme en italique, penche.
Peinture, horlogerie, argenterie, mobilier ancien tout en tiroirs et en recoins me cernent.
Mais le bureau boite. Ma peau est blême. Mes ciels posés dans des cadres ont un gout de conserve.
Je me transforme en nature morte et froide.
Je soupçonne le marchand de m’avoir cataloguée et étiquetée. Mais dans quelle catégorie ? Sans aucun doute catégorie femme, tutela mulierum. Aucune subdivision pour moi. Ou peut-être si, femme d’intérieur, intérieur soie et velours. Intérieur bourgeois, tapisserie et lambris.
Je dois l’avouer : je me suis volontiers laissée remiser par cet époux attentionné et désordonné.
Pourtant, aujourd’hui, je dois le reconnaitre, notre univers claudique.
Je commence à percevoir comme une légère différence entre vivre et exister. Je ne le montre à personne, pourtant cette pensée me poursuit. Je réalise que rien ne m’a jamais bien passionné. Je convoque difficilement mes souvenirs, je dois chercher toujours plus loin quelques moments de joie.
Pour lui, je le sais, c’est beaucoup plus simple : il lui suffit par exemple d’avoir déniché un objet d’exception. Je le revois, hier, caresser une tulipe en verre qui distillait une lumière particulière. Il fermait les yeux, se délectait visiblement du contact avec l’opaline juponnante entre ses doigts.
Je crois même, que, voyant que je ne réagissais pas, il m’a traitée d’insensible.
Il m’a parfois conseillé de prendre des tisanes contre la tristesse. Mais je m’y refuse, et le plus souvent je me contente de rester dans mon fauteuil.
La semaine dernière pourtant, j’ai cru percevoir un incroyable battement de cœur. Tandis que nous étions à table, monsieur Hippolyte Leclercq a effleuré ma cheville.
Je dois le reconnaitre, j’aime son odeur, le contour régulier de son visage, et sa respiration lorsque ses doigts fébriles déboutonnent, avec des chuchotis mystérieux, mon corsage.
Bravo pour ce joli texte original et très sensible. Un prix bien mérité.
· Il y a presque 11 ans ·Cleo Ballatore