Madame, Mère

yunahreb

Madame, Mère,

 

Je vous présente mes hommages à travers ces quelques mots que je désire aussi chaleureux et réconfortants que possible.

Je sais bien que vous n'avez pas eu connaissance de mon existence, car Jean était très secret sur sa vie personnelle. Si je me permets de vous appeler Mère, c'est que j'éprouvais pour lui des sentiments amoureux et partagés. N'y voyez point de tentative d'intrusion, ni d'une quelconque familiarité.

Il m'a toujours beaucoup parlé de vous depuis les sept ans que je le connais. Ces sept années où il vous a laissée sans nouvelles ne sont pas de mon fait. Il disait vouloir fuir un passé bien trop lourd et douloureux qui l'empêchait à vingt-cinq ans encore de regarder son destin comme un homme se le doit dans les contrées d'où je vous écris cette missive.

Il a toujours été bon pour moi et a su me traiter comme un homme doit s'occuper de son épouse. Vous êtes, sans nul doute, celle à qui je dois la rencontre avec cet être merveilleusement bien élevé et délicat: vous avez su le rendre délicieux au sujet des dames.

Ici, il avait décidé d'oeuvrer dans le commerce avec les indigènes de ces lointaines contrées: muscade, poivre étaient ses ventes les plus prodigieuses. Il vivait heureux à mes côtés et ne se laissait jamais détourner de ses objectifs commerciaux ou familiaux.

Je dois également me confesser sur mon passé. Je n'ai pas connu que Jean dans ma vie. Un autre homme m'avait emmenée sur les berges de l'Amour bien avant lui. Mais celui-ci est mort à la guerre. Veuve à vingt-trois ans, Jean m'a prise pour épouse et s'est moqué du qu'en dira-t-on. Obstiné et courageux, il a porté ma tare en véritable homme amoureux. Je serai éternellement reconnaissante à cet homme de m'avoir soulagée du fardeau de la honte.

Si je vous écris aujourd'hui, Madame... Mère, je peux vous appeler Mère? C'est que le trente septembre dernier, un douloureux accident est survenu près des carrières de sel où Jean avait l'habitude de négocier le prix de ses marchandises. Un fameux négociant que votre fils!

Cet accident lui a coûté la vie. Je vous assure de mon plus profond chagrin et je ne peux que partager l'immense peine que vous devez endurer à cet instant. Je ne sais quels mots pourraient réconforter votre coeur maintenant rempli d'effroi, si ce n'est en vous envoyant, joint à ma missive, son journal où il a noté scrupuleusement et quotidiennement ses pensées et événements importants. Je me détache de cet objet de valeur pour réchauffer l'âme de la mère que vous êtes, car il n'existe rien de plus innommable que de perdre un enfant.

 

Nous sommes maintenant toutes deux dans la peine. Deux femmes aimantes que la mort est venue fauchée au creux de nos âmes. Je bénis en son sein le Ciel de m'avoir permis de rencontrer Jean, et vous bénis par la même occasion.

 

Recevez Madame, Mère, mes baisers sur votre front brûlant et toute l'expression d'un coeur qui saigne au loin et qui aurait tant voulu se réchauffer à votre parfum, le parfum de la dernière famille qu'il me reste.

 

 

 

Vore dévouée Fille, Elisabeth.

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