Mais tais toi bonté divine!

Je fais partie de ceux que les autres tentent de faire taire, par tous moyens et depuis toujours. Je me demande combien nous sommes.

Le "tais-toi ou je t'étrangle!" maternel était d'emblée coercitif, le message sans ambiguïté. Je décidai sur l'instant et pendant cinq ans de devenir muette. C'était plus prudent. Je parlais dans ma tête.

Cet ordre court et péremptoire devint rapidement la phrase favorite de mes éducateurs, tous sexes confondus. Incapable de m'y plier, j'enchaînai à la communale les tours de préau en guise de punition, ce qui n'empêchait pas les éternelles remarques salées des bulletins: "dissipe la classe par ses bavardages", "se retourne pour parler"...Même au lycée ce défaut majeur me poursuivi sans relâche. La dame qui enseignait le français en première me tançait d'un "taisez-vous!" retentissant avant de m'isoler dans un coin. Là, je m'asseyais à une petite table, comme en pénitence, juste le temps pour moi de lui répondre muettement de regards sombres et menaçants, ce qui lui faisait dire quelques minutes plus tard "Reprenez votre place. Vous êtes insupportable!"

En famille, l'ordre devint parfois gifle accompagnée de quelques explications "tu me déranges avec tes questions", "grand-père n'a pas d'amie" , "tu ne dois parler que si l'on te donne la parole", "garde toi de répondre"...

D'autres essayèrent des méthodes plus pacifiques telles que "tu dois tenir ta langue", "il faut savoir se taire", "tourne ta langue sept fois dans ta bouche", "toute vérité n'est pas bonne à dire"...certains tentant d'obtenir le même résultat en me pinçant ou en me jetant des regards assassins.

Belle-maman renonça rapidement au "taisez-vous par pitié! Ouh là là, surtout arrêtez-vous!" avant d'opter pour la périphrase "je crois qu'il va falloir arrêter cette conversation".

Incroyable comme la parole de certain(e)s est vite perçue par d'autres comme dérangeante, perturbante et/ou comme une preuve d'insolence.

Pourtant il y a au moins deux sortes de bavardages. Ceux des gens politiquement corrects qui causent pour meubler, sont des adeptes du "passe moi le sel", "vous avez vu le temps qu'il fait", "avec tout ce qu'on entend", "il y a quoi ce soir à la télé?"...Ce sont les bavardages comme il faut ou presque. Chacun cause à tour de rôle dans un ping-pong sans saveurs et sans dangers.

Et puis il y a les paroles qui engagent, l'émetteur et le ou les récepteurs. Les miennes sont de cette nature, ce qui constitue un réel handicap en société, permet en revanche de créer des liens, des vrais, des forts, des sincères et des constructifs avec une poignée de personnes. Et puis, le temps passant, les bavards de mon espèce apprennent ou essayent de le faire. Pour autant, devoir se taire les jours où tout nous pousse à l'ouvrir, constitue une frustration majeure et laisse un goût d'inachevé, des questions sans réponses.

Pourquoi ne pas demander à table le prénom de l'amie de son grand-père dont tout le monde parle en cachette? Parce que c'est mettre en lumière son infidélité? N'est-ce pas la réalité? Comme si la grand-mère n'était pas au courant! Comme s'il valait mieux la laisser dans son amertume en la privant de soutien et s'étonner ensuite de ses petites vengeances.

Pourquoi ne pas dire "ils lui sont tombés dessus comme la vérole sur le bas clergé"? Ah oui, parce qu'il est correct de dire "comme la misère sur le pauvre monde".

Pourquoi est-on regardé de travers quand on dit lors d'un dîner qu'on aime fêter son anniversaire à 50 ans, qu'on va chez un psy, qu'on préfère partir au froid à la montagne plutôt qu'au chaud aux Caraïbes, qu'on n'aime pas la plage non plus que les ris de veau et le champagne? C'est quoi l'histoire? On doit arrêter d'être content de souffler des bougies à un âge précis? Se priver de gâteau et de cadeaux? Faut-il fréquenter les psys en cachette? Entrer chez eux avec un imperméable et un chapeau sur la tête? Cracher les abats dans sa serviette? Plonger un cachet d'aspirine dans sa coupe ou la verser dans l'eau des fleurs?

Pourquoi n'est-il pas possible aujourd'hui de dire à cette proche qui entraîne notre famille dans un procès retentissant et pénible, "je comprends ton chagrin et tes souffrances, je sais combien ta vie aux côtés de ce type violent fut insupportable, combien tu aurais aimé que ta famille t'entende et t'aide, combien tu as souffert d'être toujours taxée de peu intelligente, de trop rebelle, de vieille fée par ton père, comment tu as cherché sans les trouver l'amour et la reconnaissance des tiens, le lien précieux qui unit une fille à sa mère, comment les gifles reçues ont laissé des traces..."

Le souci de tous ceux qui obligent perpétuellement les autres à se taire est qu'ils ferment sans distinction la porte à toutes les paroles, y compris celles qui réparent et guérissent, que lorsque vient le temps de parler, ils ne savent plus comment faire, même pas dire "je t'aime".  Ainsi je me fis encore remettre à ma place récemment. Il semblerait qu'il soit dangereux et indécent de dire à ses enfants qu'ils sont beaux, intelligents, doués, brillants, exceptionnels, qu'on a confiance en eux et qu'on les aime! Il est vrai que dire "dommage que tu n'aies pas les yeux bleus", "comment ça t'as pas eu 18 au DS de maths?", "ton attitude me fait honte", "tu finiras balayeur", "cette coupe de cheveux est ridicule", "tu t'habilles comme une pute", "tu vas encore rater"... c'est tellement mieux!