Maldita

elcanardo

« Bonjour

Je ne m’étalerai guère sur ma propre personne en ces lignes, je ne serai pas plus prolixe non plus sur les circonstances qui m’amènent à m’adresser à vous. Cela ne fait pas partie du « deal ». Disons que mon propos doit simplement me rappeler à votre bon souvenir tout en permettant de me faire un peu oublier par l’Autre. Ainsi, Il me laissera peut-être tranquille quelques temps, certes pas une éternité, mais quand le temps n’a lui-même plus vraiment de valeur on ne s’attarde plus sur sa valeur. Il est vrai que sans moi, « Lui », ne serait rien, alors que moi, sans « Lui ». Cela serait sans aucun doute une autre histoire…

Souvent désigné comme le malin, on dit de moi que je n’existe pas, certains me disent un ancien ange jaloux de votre Dieu que je me décidai à trahir il y a bien longtemps de cela, d’autres enfin se contentent de me craindre tout en s’en remettant à  « Lui », votre tout puissant géniteur. Aucun d’entre vous ne prendrait le risque de me haïr, cela est tout simplement impensable, vous tenez trop à votre salut éternel et, ma foi, que votre Créateur les en préserve… Moi, je me considère comme le gardien de toutes ses brebis égarées, je suis la pièce maîtresse d’un certain équilibre, le faire-valoir griffu et poilu de luxe. Je me porte garant de la pérennité d’un système qui aurait tendance à gripper de plus en plus. Par mes actes et mon exceptionnelle efficacité, mes graphes de performance parlent d’eux-mêmes, je permets à l’Être Suprême de tenir à flot tant bien que mal son fonds de commerce. « Alléluia », beurk, je suis là. Mais, laissez-moi me divertir un peu en vous contant une petite histoire…

Être vivant depuis un certain nombre d’années, vous ne le savez déjà que trop bien : la vie n’est pas un rêve. Mais, rêver peut être un bon moyen de réaliser sa vie. J’avais un œil sur l’une d’entre vous qui en avait toujours été convaincue. Son petit nom d’humain était Matilda. L’espoir, plus que de la faire vivre, lui avait inspiré ce que devrait être toute sa vie. Sa vocation, pensait-elle, était de chanter et de jouer la comédie. Elle excellait semble-t-il dans ces deux arts. Pour ma part, dès le départ, ce ne furent que des points faibles, des points d’accroche pour mes serres affûtées. Elle rêvait de voir sa petite bobine s’étaler en 4 mètres sur 3 sur les affiches de cinéma et de gala. Joli petit brin de femme, non dénuée de sensualité, elle finit par céder au chant des sirènes de la grande ville. Abandonnant ainsi ses premières illusions innocentes, elle quitta donc définitivement Saint-Antoine-du-Rocher. Je devinai déjà alors une potentielle proie. Une de plus me direz-vous, et vous n’avez pas tort, mais sur ce long chemin, une sympathique frimousse et une démarche à se condamner aux peines de l’enfer ont ajouté à mon plat cette petite touche de sel qui a accaparé toute ma malveillante attention. Il était encore un peu tôt, il me fallait encore patienter, sa dévotion n’était alors qu’à peine émoussée. Bientôt, sûrement, finirait-elle par me quérir.

Le tintamarre permanent qu’allait devenir son existence me servit grandement. De bals populaires où elle s’époumonait sur de miteuses scènes aux castings louches où elle ne faisait qu’exciter des convoitises malsaines, elle épuisait son ambition. Égarée par la prétention et l’appât d’une vie dorée, elle perdit complètement le sens de la raison. Elle invoquait de plus en plus son idole en omettant les formes d’usage, l’humilité et la patience s’évaporaient de son être alourdissant inexorablement la balance de sa Vie de mon côté. Vexé par tant d’emballement et de précipitation, on lui fit la sourde oreille. Ainsi son ciel divin s’obscurcit de vilains et lourds nuages. A chacun de ses appels de détresse, le Ciel restait donc sourd, en suscitant ainsi de plus en plus et de la plus belle des manières mon intérêt. Ses pensées finirent par se noircir alors, le bien ne combat jamais le mal, il ne fait que céder la place lorsque la conviction s’envole. La clé venait de s’engager irrémédiablement dans le verrou qui me séparait encore d’elle. Le désespoir total, la crasse humaine et l’ivresse nauséabonde nocturne des bas quartiers où elle s’usait toutes les nuits eurent raison d’elle et de sa foi. D’utile, j’étais devenu inéluctable. De bonne étoile, il n’était plus question, Matilda s’était vidée de tout espoir. Après de nombreux errements et questionnements, elle finit donc par m’invoquer. Innocemment tout d’abord, sous l’influence d’une quelconque drogue ou alcool qu’elle consommait enfin immodérément, je ne saurais plus dire exactement, puis elle s’enhardit : elle lui fallait désormais emprunter la voie la plus rapide possible la menant de sa misérable existence jusqu’au sommet de ses rêves les plus insensés. Cette route-là était devenue limpide. Vous l’avez bien entendu deviné, elle m’était dès lors totalement dévouée.

Bien tristement, là encore, je n’eus guère d’ouvrage. À sa grande surprise, une simple goutte de son sang qui perla à la naissance de son menton et qui dessina le long de sa gorge un étrange fil de vie rouge suffit à sceller son pacte. Elle signa ainsi avec son empreinte unique le document que je brandissais devant elle. Dorénavant devenu son guide, je me contentai de simples suggestions et ainsi, ajustai, par petites touches maléfiques, mon oeuvre. Par un léger souffle chaud sur les cendres de ses certitudes, je balayais sa conscience créant ainsi le brouillard qui allait définitivement lui dérober son existence. Le ménage par le vide ainsi fait, le manège des artifices n’eut plus qu’à s’accélérer, lui donnant le tournis, la détachant définitivement du monde réel des vivants. Mauvais choix, mauvaises fréquentations, obscénités de plus en plus extravagantes, elle était prête à tout pour chevaucher sur cette belle route qui devait la menait au top. Sans en avoir eu une seule fois conscience, en fait, elle dévalait une dangereuse descente qui la menait droit vers mon gouffre et sa propre perdition. Aveuglée par les mirages empoussiérés de paillettes que je lui dressais, tout se justifiait désormais. L’ascension ne pouvait être que fulgurante. La jeune exilée à l’ambition retrouvée ne voulait plus se contenter d’une simple part du gâteau, c’est toute la galette qu’elle convoitait et pour ça, tout était permis. Elle deviendrait la plus brillante, la plus désirée, elle serait celle que tout le monde allait contempler et adorer. Très vite, elle devint la personne la plus en vue du moment. Le succès et la gloire étaient finalement au rendez-vous, mais, auriez-vous pu douter de mon efficacité ? Et c’est ainsi qu’elle s’isola définitivement s’adonnant à la luxure et à la perversion, dégoûtant ainsi au passage les rares personnes qui lui étaient jusque-là restés fidèles.

Même les médias jusqu’alors hermétiques à son style avaient fini par suivre, rameutant ainsi le plus grand nombre de fans, arrosant l’actualité des moindres faits et gestes de la Cendrillon du show business mondiale. Quant à elle, ma petite poussette dans le dos avait eu raison de toutes ses résolutions. Plus aucune barrière ne pouvait la freiner. Tant est si bien que lorsque elle atteignit la limite de la raison, attribut diablement humain, elle n’en eut aucunement conscience. Alcools, hommes et cascades de coke firent en quelques mois les dégâts nécessaires afin que Matilda soit définitivement condamnée. Irrésistiblement attirée par ma personnalité sombre et mystérieuse, je n’eus aucun mal à la séduire et ainsi moi aussi profiter de son apogée avant d’y mettre un terme. Un soir, secouée par d’infernales hallucinations, elle s’effondra abandonnée par ses forces. Le nez une fois de trop enfariné heurta lourdement le sol luxueusement marbré du plus bel effet. Un filet de sang naquit à la commissure de ses lèvres, et s’écoula jusqu’à rejoindre la poussière blanche qui l’accompagnait dans sa chute et se répandait sur la pierre de la pièce. Elle déglutit douloureusement, la grimace se fit hideuse. Elle expira une dernière fois, persuadée que la douleur serait moindre à sa prochaine inspiration. Cela fut la dernière préoccupation de son vivant. Satisfait, je libérai son cœur à tout jamais inanimé que je venais d’enserrer un peu trop longtemps. C’est à ce moment-là qu’elle devint définitivement ma propriété.

« Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé ; celui qui ne croira pas sera condamné » disent vos textes sacrés. Votre époque me simplifie dramatiquement la tâche. Ce besoin irrépressible de posséder à l’infini occulte désormais tout le reste. Un jour ou l’autre, vous serez tenté de m’invoquer, découragé par votre quotidien sans saveur ni couleur. Je vous invite à ce moment-là à bien réfléchir car, par une simple dédicace morale ou sanguine, je pourrais alors vous faire monter dans ma diabolique nacelle. Par l’entremise de quelques babioles et subterfuges bien terriens, vous seriez alors ma totale et indiscutable propriété. Il sera alors temps pour moi de m’amuser et de trouver en ces instants quelques divertissements. Puis, lassé, tranquillement, sans plus aucun retour possible, et au moment qui me sied le plus, j’intervertirais les lettres de votre Vie vous faisant définitivement trébucher dans mon Antre et tout comme MATILDA, vous deviendriez MALDITA (*).

Votre dévoué S.« 

(*) maldita = maudite … en espagnol

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