Mamie

Apolline Mariotte

Le temps a figé sur son visage les sourires et la bonté. Ses yeux clairs ont vu les deux guerres, les chocs pétroliers, la découverte de la structure de l’ADN, le succès d’Audrey Hepburn, l’essor du mouvement hippie, le scandale du Watergate, la chute du communisme, la catastrophe de Tchernobyl, le protocole de Kyoto, l’arrivée d’Internet.

Pas une mèche ne dépasse de ses cheveux blancs comme neige remontés en un gros chignon vaporeux. Rouge à lèvres carmin, ongles vermillon, ses doigts fins portent les cadeaux de Daddy et l’histoire de ses ancêtres. Bien loin des odeurs de naphtaline et d’huile rance des vieux chiants, l’on se plaît à se laisser choyer et à traîner dans ses jupes des heures durant, savourant les privilèges des arrières. Comme lorsque Mamie nous donne la plus grosse part. Ou la dernière, celle sur laquelle tout le monde lorgne.

Manières raffinées, le verbe non moins leste, elle raconte. Du bout des doigts, elle joue avec les trois miettes restées sur la nappe, évoquant sa dernière aventure, ponctuant son récit de détails piquants, tantôt écarquillant les yeux, tantôt fronçant les sourcils.

Je crois sentir l’odeur qu’elle dépose dans son sillage et comme la madeleine de Proust, j’entends le bruit de ses talons sur le parquet qui craque. Du couloir, elle débouche dans la salle à manger, un plat de tournedos fumants dans les mains.

Boulevard du Montparnasse, un rai de lumière filtre à travers les voilages du sixième étage. Son rire résonne encore.

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