Mamie Choco, extrait du recueil "chroniques du train train quotidien"
antoine-lefranc
Mamie Choco
De Coutances à Saint-Lô, le tracé de la voie ferré suit en parallèle le cours d’une rivière qui serpente à travers les champs à cinquante mètres des rails. Quand il la contemple depuis le train, l’ingénieur se félicite que l’homme ait réussi à créer un transport allant plus vite que la rivière. Le poète, lui, se lamente que l’homme ait créé un si bruyant engin qui l’empêche d’entendre le murmure de la rivière.
Je ne suis ni poète, ni ingénieur. Juste affamé. Surtout quand je vois la cargaison de pères Noël en chocolat tassés dans un grand sac Carrefour sur le siège voisin. Peu de choses m’empêchent d’en dévorer un. Mais, hélas, le « peu de choses » désigne une petite mamie les gardant jalousement. Du coup je m’abstiens.
A Coutances, où j’ai pris le train, la gardienne des Pères Noël était déjà installée quand je suis entré dans l’unique voiture de ce TER Basse Normandie. J’aurais pu prendre place à côté de l’autre passagère de la voiture : le sosie de Nathalie Portman assise au fond de à gauche. Mais Nathalie avait un défaut : elle n’existait que dans mon imagination. Défaut éliminatoire. Ce fut donc mamie Choco.
Mamie a l’air encore plus vieille que la rivière que nous continuons de longer. Elle doit savoir le nom de ce cours d’eau. Les vieilles personnes, ça ne sait pas envoyer un mail, mais ça connaît les noms de tous les ruisseaux de la région.
« Excusez-moi madame, connaissez-vous à tout hasard le nom de cette rivière qui serpente là-bas et dont le murmure poétique est étouffé par le bruit chaotique du TER ? »
« Ahhhhh mais certainement jeune homme, il s’agit de la Sienne, c’est une rivière qui se jette dans la Manche, à Régnéville. De nos jours, c’est rare qu’un jeune homme s’intéresse au nom des rivières ! » me répond-elle avec un sourire même pas édenté.
Oui, c’est rare en effet. Mais c’est encore plus rare de nos jours pour un jeune de se trouver dans un coin de France où il n’y a pas de réseau 3G pour envoyer un mail depuis son téléphone portable. Du coup faut bien s’occuper et parler à ses compagnons de voyage. Et si ça peut me permettre d’obtenir un Père Noël en chocolat…
« Remarquez que mon René, il allait souvent y pêcher, dans l’estuaire de la Sienne. Enfin quand il avait la santé. Car après, il pouvait plus. Ahhhh mon pauvre René, qu’est-ce qu’il en attrapait des poissons ! »
Une vieille personne, c’est un peu comme un barrage. On veut juste une gorgée de renseignements, mais une fois ouvert, c’est un flot continu et irrépressible d’informations qui vous submerge.
J’apprends que René était un homme bon, mais d’un caractère bien trempé. Il savait ce qu’il voulait, et surtout ce qu’il voulait pas. Et il voulait surtout pas écouter les conseils de sa « casse-couilles » de nièce, comme il disait, qui lui conseillait d’arrêter de fumer autant. Ou croire ces « casse-couilles » de médecins lui parlant des méfaits du tabac. Mamie Choco ne m’a pas dit s’il a prêté oreille au « casse-couilles » de croque-mort lors de la mise en bière.
La veuve de René ne s’appesantit pas trop sur le passé. Juste une vingtaine de minutes. Ensuite elle passe au présent. Elle va à Saint-Lô, pour passer le réveillon chez sa fille, le mari de sa fille, leurs trois enfants, et il y aura également son autre fille et ses deux enfants. J’ai eu droit aux noms de tout le monde mais je n’ai pas tout retenu. Ça n’aura pas d’incidence sur la suite de l’histoire.
« Et vos Père-Noël en chocolat, ils ont l’air sacrément bons dites-donc ! C’est pour vos petits enfants ? Ils vont vraiment ingurgiter tout ça ? »
Oui, je n’ai pas de principe. Certains volent des Game boy aux enfants, moi je fais de la captation d’héritage. Mais j’ai des circonstances atténuantes : comment résister à l’appel de ces Pères Noël qui m’aguichent avec leurs grands yeux chocolat noir et leur barbe chocolat blanc ? J’ai beau détourner le regard, je les sens qui me fixent depuis leur habitacle de plastique.
« Et bé oui, des vrais petits gloutons vous savez ! Moi, à mon âge, j’avais droit qu’à une orange à Noël, et croyez-moi jeune homme, ça nous suffisait am-ple-ment ! »
Mon estomac vide prend le contrôle de mon imagination en m’envoyant en pensée tout ce qu’on peut faire de bon avec des oranges : canard à l’orange, orangettes, bûche de Noël aux oranges confites… Mamie, pourquoi me torturer ainsi ? Tu n’aurais pas pu me raconter que le père Noël t’offrait une in-mangeable poupée en porcelaine ?
Il me faut un Père-Noël en chocolat, sinon c’est l’hypoglycémie en guise d’étrennes. Mais je n’utiliserai pas la force contre mamie Choco. Car j’ai des principes. Notamment le principe de précaution, selon lequel je ne dois pas user de la force contre une personne âgée au cas où cette dernière cacherait sous sa laine une ceinture noire de karateka.
« Vous savez que mon grand-père pêchait aussi dans la Sienne ? Je l’accompagnais souvent pêcher. Il attrapait des super poissons ! Des carpes, des truites, et même parfois des espadons d’eau douce ! Peut-être qu’il a connu votre René »
Je joue la carte de l’affectif. Peut-être même que mamie va se rappeler vaguement d’un compagnon de pêche de René, et qu’en sa mémoire, elle offrira un Père Noël en chocolat à son descendant.
« Ah non, René, il pêchait toujours tout seul. Il n’aimait pas les autres pêcheurs, il disait que c’était rien que des casses… »
Que des casses-couilles, oui, je commence à comprendre. Mais moi, j’aimerais bien un casse-dalle à la place. Surtout que Mamie prend soin de me décrire ce que je convoite :
- Rendez-vous compte, ces Père-Noël, ils viennent de la meilleure boulangerie de Coutances. Parfaitement pralinés. J’espère que mes petits enfants les apprécieront… Mais bon, parfois j’ai l’impression qu’ils ne m’attendent que pour ça, et qu’ils n’en ont rien à faire de me voir. C’est malheureux, vous savez jeune homme, de vivre seule…
La pauvre mamie. Si j’étais méchant, je lui dirais que si elle leur offrait des pokémon, les petits enfants insisteraient pour que leurs parents aillent chercher mamie en voiture chez elle plutôt que de la laisser prendre le train. Mais si j’aime être taquin, j’aime encore plus m’empiffrer de délectables Pères Noël, surtout que je sais maintenant qu’ils sont les meilleurs de Coutances et sont parfaitement pralinés. Donc ,je m’abstiens.
Mon estomac gronde. C’est un véritable hurlement de révolte qui emplit la voiture du train. Les moutons l’ont sûrement entendu depuis les champs alentours, et ont dû le confondre avec le cri de la bête de l’Avranchin (la bête du Gévaudan locale). Je préfère ne pas trop m’appesantir sur cette image. Au point où j’en suis, je serais presque disposé à échanger à la bête ma propre jambe contre un bon méchoui.
« Vous semblez avoir faim, jeune homme. »
Mamie n’est pas sourde. Je remercie mon corps d’exprimer ce que mon esprit n’arrive pas à induire. Je souris d’un air gêné stipulant « Ah oui ? Je n’avais pas remarqué. Manger, c’est facultatif chez moi ».
« Tenez, vous êtes un gentil jeune homme, j’ai quelque chose pour vous. »
Et là Mamie extirpe alors du sac Carrefour, coffre-fort de mes espoirs… une demi-baguette de pain.
Jean Valjean a été condamné à 5 ans de bagne pour avoir volé une miche de pain afin de nourrir sa sœur et ses sept enfants mourant de faim. Si j’avais été un misérable, je me serais estimé heureux d’être en la possession de cet amas de farine cuite. Mais je suis de la génération de l’enfant-roi, et mon papa m’achetait une onctueuse barre chocolatée ET un croissant croustillant quand j’allais au café avec lui. Donc, profonde déception. Heureusement, mon papa m’a également appris la politesse, en plus de m’enseigner ce qu’était l’abondance. Je remercie donc avec affabilité, et mords dans le croûton. Le pain est sec. Et devait déjà l’être à l’époque où le René était encore de ce monde.
Les scientifiques ont établi que n’importe quel pain contenait plus de deux cents saveurs différentes. Moi, je suis plus modeste dans mes assertions et me contente d’établir que le quignon dans ma bouche a beaucoup moins de saveur que n’importe quel Père Noël chocolaté.
Nous arrivons à Saint-Lô. La fin du voyage pour Mamie qui me salue et se lève. La fin de mes espérances chocolatées. Les Pères Noëls vont définitivement s’envoler vers d’autres cieux, alors qu’ils auraient été si bien à descendre dans mon système digestif. Sauf que. Sauf qu’après m’avoir salué et souhaité joyeuses fêtes, Mamie est partie avec sa petite valise, mais a, dans sa précipitation pour ne pas rater l’arrêt, oublié d’emporter le gros sac plein de délices. Une éternité de damnation en enfer m’attend si je ne fais rien. Une éternité de damnation, ça peut être très long. Alors j’interpelle la grand-mère. Et lui donne le sac tant convoité. Pourvu que Dieu m’ait regardé. La grand-mère me remercie chaudement. Elle a bien raison : sans Père-Noël, pas sûr que ses petits enfants se soient abaissés à lui dire bonjour.
Le train repart. Une passagère entre deux âges s’assoit en face de moi. Après lui avoir dit bonjour, je sors de la poche de mon manteau un petit père-noël : je n’ai pu résister à l’envie de me servir avant de rendre le sac à la grand-mère. Pourvu que Dieu ne m’ait pas trop regardé de trop près. Car une petite éternité de damnation en enfer, ça dure tout de même un certain temps.
Ma bouche va s’ouvrir. Mes glandes salivaires lâcheront tout ce qu’elles ont. Le bonnet du Père Noël va être pulvérisé d’un coup de mâchoire. Dans la voiture, seule la nouvelle arrivante pourra témoigner de cette dégustation synonyme de réconciliation entre mon estomac et le reste de mon enveloppe charnelle. Mais le soupir de satisfaction que je lâcherai après coup fera, à coup sûr, trembler le TER entier.
Ma bouche s’est bien ouverte. Mes glandes salivaires ont bien hydraté ma bouche, mais il n’y a eu ni dégustation synonyme de réconciliation entre mon estomac et le reste de mon enveloppe charnelle, ni soupir de satisfaction faisant trembler le TER. Car le Père Noël s’avère être infect. Un concentré de cacao mélangé avec du gras. Echec total. Je me lève, et m’en vais précipiter le reste du Père Noël dont le sourire me nargue dans le maelstrom de la chasse d’eau des toilettes.
Resté seul, je m’interroge. La mamie a-t-elle sciemment acheté des Père Noël au goût horrible pour apprendre à ses petits enfants trop gâtés que pour Noël, rien ne vaut une bonne orange ? A-t-elle orchestré un plan encore plus machiavélique, en achetant UN père noël infect qu’elle aurait glissé dans un sac rempli de bons afin d’inculquer au voyageur mal intentionné qui s’en serait emparé que bien mal acquis ne profite jamais ?
Non. Toutes ces hypothèses me font trop peur. Si les mamies deviennent plus machiavéliques que les jeunes générations, rien ne va plus. Je vais simplement conclure qu’à la meilleure boulangerie de Coutances, on confond le cacao avec le cirage.
Pour tromper la faim, je me concentre sur la Sienne qui s’écoule toujours paisiblement, étrangère à mes mésaventures. D’ailleurs ça me donne soif, toute cette eau, et voilà que la nouvelle arrivante déballe maintenant devant moi un sac plein de jus de fruits.
Une faim morale? Très drôle !!!
· Il y a environ 10 ans ·nyckie-alause
Excellent! Et pauvres petits enfants...
· Il y a presque 11 ans ·Ben Husser
Génial, j'ai dévoré et pas d'arrière goût!
· Il y a presque 11 ans ·lilii
Merci Isabellle, mais cette histoire est une fiction totale : à Noël, je ne me nourris que de Ferrero Rochers !
· Il y a environ 11 ans ·antoine-lefranc
Un petit aperçu bien appétissant....
· Il y a environ 11 ans ·Mais n'as tu pas appris que la gourmandise est un vilain défaut ?
Isabelle Thiebault