Masques

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Février a déjà pointé le bout de son nez.

Il neige sur Toulouse cette année et l’hiver n’en finit pas.

J’ai « une soirée  filles » avec Isa à Paris ce soir. Son mari garde leurs deux adorables enfants : Valériane et Amandine.

Nous allons au Théâtre du Bouvier, bravant le vent glacial de cette soirée « hibernale ». La troupe y joue une pièce du dramaturge américain Eugène O’Neill. Il n’a rien à envier à Tennessee William dans la description réaliste et désespérée  de ses personnages.

Vingt-cinq ans déjà que l’on se connaît Isa et moi !  Un quart de siècle d’une douce et tendre amitié, partagée de rires et de larmes. C’est drôle comme je la ressens comme un double  de moi-même, un double qui garde cependant  de belles différences.

Pourtant si l’on me demandait aujourd’hui : « Tu la connais depuis quand ? » Je répondrai à coup sûr : « Oh, depuis une dizaine d’année ! » …  Loin du compte !

Je ne vois pas le temps passer…Sans doute,  je ne veux pas le voir défiler.

17 h 45. Aussitôt arrivée à la gare Montparnasse, je me précipite chez Virgin Mégastore afin d’acheter un livre pour Isa. Je sais qu’elle prendra un réel plaisir à le lire.

Je vois le regard mutin et fardé de la vendeuse qui  me demande sur un ton mi amusé mi admiratif : « c’est pour la Saint-Valentin ? » J’avais tout simplement oublié ce détail : nous sommes le samedi 13 février!

 Effectivement après un coup d’œil furtif autour de moi, je constate que tous les acheteurs portent sur leur visage, cette mine béate de niaiserie poétique,  commune  à tous les amoureux de la terre.

Les uns avec le livre, les autres le cd ou le dvd qui ravira ou chavirera le cœur de l’âme sœur.

Alors, je lui réponds d’une voix sonore afin que tout le monde en profite,  en affichant mon sourire le plus emprunt de connivence féminine :

« Oui, il faut bien garder un peu d’humour aussi non ?

-          Et vous êtes sûre qu’il va apprécier ? » 

Son collègue vendeur s’approche, curieux de  découvrir l’objet de notre dialogue.

Je remarque son sourire enjôleur sous ses yeux sombres. Une démarche aérienne, un rien cadencé, portée par une corpulence moyenne où l’on devine des heures de « muscu  ». Il n’est pas mal du tout et ressemble à un italien. 

Lui,  après avoir découvert le livre, prend un air dépité, me jette un regard remplit de condescendance et se sauve précipitamment vers une cliente,  sans émettre aucun commentaire.

Cela provoque chez ma vendeuse et moi-même une crise d’hilarité que nous ne pouvons contenir.

Jugeant que je ne pouvais poursuivre ce jeu de dupe trop longtemps et tandis  qu’elle termine le paquet cadeau,  je lui avoue que le livre n’était pas destiné à un amoureux mais tout simplement à une amie.

Elle semble alors déçue et son rire se fige un peu.

Moi-même, je suis mal à l’aise : mais bon sang, qu’elle idée avais- je eu de lui dire la vérité sur le destinataire du cadeau ! Après tout, qu’est-ce que cela pouvait bien faire qu’elle garde ses illusions ?

 Pour me rattraper et afin qu’elle conserve encore tout l’intérêt qu’elle me portait, je lui recommande alors la lecture de l’ouvrage :

« Vous allez vous régaler, c’est vraiment un livre de filles ! »

 Le ton sur lequel je lui confiais ces mots contenait tous les sous-entendus qu’elle était sensée comprendre.

 Pour rire de nous-mêmes, pour rire de nos hommes et surtout pour continuer à nous poser les mêmes questions sur ces êtres si différents de nous…

« Effectivement, le titre est prometteur, mais vous avez pris le dernier du magasin. Il faut croire que ça a été un raz de marée…Il est sorti quand ?

-          En mars dernier, je crois… » 

Ce livre, je l’ai découvert à Noël chez ma cousine Nicole. Elle  l’a eu en cadeau pour l’achat d’autres « Pocket ». Je l’avais parcouru avec délectation puis mis de côté : « pas le temps de lire » ou plutôt : « il faut que je lise » le dernier roman de Modiano que j’ai commencé voilà quelques semaines et délaissé …

Je sors du magasin, avec un curieux sentiment de solitude.

Ai-je pris mes cachets ?

Cette fête commerciale  de la saint Valentin venait me rappeler que la seule connivence que j’obtenais ces dernières années c’était celle des copines.

Complicités certes,  mais insuffisantes à remplir le vide de l’âme,  en mal d’amour.

Cette  sacrée fête de la  Saint Valentin !

22 h 30. Nous voici en file indienne, au sortir de l’excellente pièce de théâtre. Isa me précède, se retourne pour jauger de la distance qui nous sépare,  puis ralentit le pas pour m’attendre.  Les comédiens ont magnifiquement exploré les aspects les plus noirs de la condition humaine.

Tout à coup mon cœur s’arrête de battre : le directeur, en retrait dans le hall, salue  quelques spectateurs avec beaucoup de révérence et de gentillesse.  Je  reconnais ce profil plein de charme et de délicatesse.

Le directeur, celui là  même qui se trouve face à mon regard ébahi est un de mes anciens amours : Romuald Beauséjour.

Je me souviens,  lors de notre première rencontre,  m’être fait la remarque qu’il portait  un  prénom et un nom qui lui allait comme un « Habit », au sens classique du terme : sur mesure.

Trop jeune, trop exclusive, étudiante à l’époque,  j’avais fui cette  histoire là, malgré les belles attentions dont j’avais été couverte…Pas assez mûre sans doute.

E pericoloso sporgersi. On ne doit jamais regarder en arrière…

Je quitte le hall très vite, tête baissée fuyant un regard, ne voulant troubler ce cérémonial dans lequel je n’étais pas attendue.

Je  m’engouffre rapidement derrière la file des gens pressés qui se ruent dans leurs autos, garées face au théâtre. Isa n’a rien vu. Elle  me parle je lui réponds machinalement, telle une  automate.

Elle avait ouvert son cadeau à mon arrivée, en début de soirée, juste avant de finir de se préparer. Elle  avait été ravie par le titre : Ce crétin de prince charmant…

0 h 00. J’ai poussé le radiateur électrique sur le thermostat 6 et me pelotonne sous la couette. J’ai froid aux pieds, j’ai froid au cœur…Je songe à mes amours passés. Nostalgique. Mélancolique. Marcel Daumesny, Jean-Patrick Surrentz, Romuald Beauséjour…

Je suis seule dans mon lit.

Cette sacrée fête de la Saint-Valentin !

Je ne trouve pas le sommeil, je me tourne et me retourne. Je n’ai pourtant pas bu de café avant de me coucher.

Isa m’a dit que j’en buvais beaucoup trop, alors j’ai avalé une tisane. Mais, ai-je pris mes cachets ?

Son mari, avait préparé des spaghettis bolognaises et un tiramisu. Il pensait sans doute que nous allions être affamées à notre retour du théâtre.

Grande déception pour lui demain matin car nous n’avons touché à rien. Trop fatiguées pour avoir faim. Et puis moi, trop remuée. On me dit « bipolaire ».

Je le revois, dans le hall, tout à l’heure, serrant avec galanterie les mains des habitués. Plusieurs dames, la soixantaine bourgeoise, quelques messieurs, plus rares. Tous abonnés au Théâtre, sans doute. Cela ressemblait tellement à un rituel sans surprise, rodé de longues dates,  dans une même pantomime initiatique.

« Formidaaâble Monsieur le Directeur, cette interprétation des comédiens, vraiment !

-          Des acteurs de grands talents, Braaâvo !

Je crois les entendre. Et lui, souriant et correcte.  Dans une réponse polie et élégante. Comme toujours ! Il a toujours su ! Courtois et avenant ! So British !

1 h 00. Je suis insomniaque, agacée, dépitée. L’atmosphère de la chambre est bien chaude à présent, je baisse alors le thermostat du radiateur. J’ai la fièvre. Je tremble. Je suis trempée de  sueur.

Mon regard se pose sur mon téléphone mobile posé sur la table de nuit.

Demain matin, j’appelle le Théâtre et demanderai à lui parler. Oui, c’est ça, demain, à la première heure.

En fait, il est plus d’une heure du matin alors demain c’est déjà aujourd’hui : nous sommes le dimanche 14 février. C’est la Saint Valentin.

Cette sacrée fête de la Saint-Valentin !

5 h 00. Nuit Blanche. Je glisse lentement dans le sommeil.

Mes songes me transportent à l’époque de mon voyage à  Rome avec Romuald juste avant notre séparation.

Dans mon rêve nous quittons la station Termini pour nous rendre à la pension Aberdeen.  Logés par des écossais dans la ville sainte ! Il n’y avait que nous !

Les premiers italiens croisés sur la Via Flaminia Nuova sont des prélats « à toges fourchues » préoccupés par la jeunesse des Iles. En effet, ils semblent animés par une discussion  sérieuse avec un couple de jeunes gens « de couleur » sans doute  originaire d’une des Iles de l’Océan Indien.

Romuald pense à des mauriciens, moi je lui affirme que ce sont des réunionnais.

« Les corbeaux noirs  pontifes » tels des Maimones  de carnaval,  portent  dans leurs expressions les masques de la tragédie. Ils parlent avec une telle gestuelle qu’ils semblent prêts à s’envoler vers les cieux ou les enfers.

De guerre lasse, Romuald m’entraine vers une trattoria.

Nous nous délectons enfin d’un vrai café italien accompagné de petites gaufres à la confiture. Il m’enlace tendrement.

Tout à coup, c’est un cauchemar ! Son visage se déforme et dessine un rictus horrible. Je prends peur, m’échappe vivement de ses bras noués autour de ma taille et me sauve en courant.

Aucun son ne sort de sa bouche ouverte, ses yeux sont exorbités. Il me poursuit à grandes enjambées. Je me retourne. Mes foulées sont courtes, les siennes rapides. Il arrive déjà à ma portée. Je sens son souffle sur ma nuque. Alors je sors de mon sac un revolver, je fais volte-face et je tire, tire, tire.

Avant qu’il ne s’écroule, je le vois bouche béante. De ses lèvres entrouvertes seul s’écoule un filet pourpre.

Larva.  Volto. Masque blanc,  grimaçant,  dans un rictus de douleur…

10 h 00 du matin. Le froid impitoyable n’en finit pas.

Je suis là hébétée,  assise sur le trottoir face au Théâtre du Bouvier.

 Tout le monde hurle autour de moi, j’entends les sirènes d’une ambulance et le crissement d’une voiture qui se gare à vive allure.

« Poussez-vous ! Laissez passer, Police ! »

L’on me saisit avec fermeté par le bras pour me relever. Mes jambes ne me portent plus. Je m’affaisse sur le trottoir.

« Apportez une seconde civière, vite ! 

-           Regardez, chef, le révolver, il a des balles à blancs ! 

-          Encore heureux,  sinon il ne s’en sortait pas le malheureux ! »

Je sens que l’on m’allonge, ma tête me tourne. On m’engouffre à l’arrière d’une voiture. Ai-je pris mes cachets ?  J’ai froid, j’étouffe et j’ai  mal au cœur.

Je veux respirer un peu d’air. Je me soulève péniblement et tente d’ouvrir la fenêtre de l’auto.

« Eh ! Attention ! Tenez-vous tranquille ! On ne sort pas du véhicule ! »

E pericoloso sporgersi ! Tiens ! Le ciel est bleu  au dessus de moi, il y a plein de monde ici on dirait…

Ce matin, vers 8 heures, Isa, mon double, ne s’est aperçu de rien quand je lui ai dit au revoir, elle somnolait encore dans son lit. J’avais trouvé le révolver de son mari dans le tiroir de la table de nuit. Il semblait chargé. Ce bureau qui me servit de chambre est habituellement fermé à clef. Quelle négligence cette arme  à ma portée !  

Au lever, lorsqu’elle découvrit le tiroir de la table de nuit vide, elle s’affola. Et  décida de se rendre au commissariat.

En passant devant le Théâtre elle me surprit hagarde, serrant le révolver contre ma poitrine, Romuald Beauséjour allongé à mes pieds.

Elle me prit le révolver des mains.

C’est alors qu’un passant la ceintura et appela la police avec son mobile.

« Mettez-lui les menottes ! » 

Isa, mon double, venait d’endosser mon crime.

 Je vois deux drôles de képi se pencher sur moi. Je ne veux pas les entendre. Je ne veux pas parler.

Je ne parlerai plus, je me transforme en une Moretta. Masque noir, muet.

Au cœur de la Rome antique face aux vestiges des termes de Caracalla, Romuald m’apprit l’existence d’Alice. Ils étaient amants depuis de nombreuses années.

Le soir même je quittai Rome, seule.

10 h 10. La sirène d’une ambulance hurle au loin. Quel jour sommes nous  déjà ? Ah oui, le 14 février…

Questa sacra festa del santo Valentin!

Dans deux  jours c’est Mardi-Gras.

Je reprendrai le TGV atlantique et m’en retournerai chez moi.

 E pericoloso sporgersi ! Il ne faudra pas me pencher par la fenêtre !

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