Mémoires nocturnes

jeff-slalom

Le radio-réveil affiche 1h47. Déjà deux heures que je suis allongé, sans que je ne parvienne à trouver le sommeil. Deux heures que je me démène, m’étire et m’agite. Finalement, je m’immobilise. Mon pouls ralentit. Enroulé dans ma couette, la tête calée entre deux traversins, j’observe les lézardes qui sillonnent mes murs. Les maisons de maître bruxelloises sont très humides et je ne sais pas me servir d’une truelle. Les profondes fissures, sombres et régulières, forment un parfait réseau hydrographique. Je vois la Dordogne, un rafting emporté par une rivière déchaînée, des frêles bras d’enfants qui rament et luttent contre le courant, la pluie et les flots qui giflent leur visage, le bruit de l’orage au-dessus de la canopée, des branches qui craquent, la terre qui se soulève et un arbre qui s’écroule, comme au ralenti.     

Je repense au CE2.

Un matin du printemps 1991. Il fait déjà chaud, c’est le dernier jour de l’année scolaire. Je n’ai pas de cartable sur le dos, mais une boîte de Monopoly sous le bras. Me voilà à ma place, celle que j’occupe depuis maintenant trois ans, juste à côté de l’aquarium. J’y jette une pincée de crevettes déshydratées pour nourrir la tortue naine qui a vaillamment rempli son rôle de sujet d’étude biologique depuis le mois de septembre. Mais la tête ne sort pas de la carapace. Je frappe à la vitre et rien ne se passe. Je détourne le regard de cette agonie aquatique. Devant moi, un ventilateur ronflant pivote à 90 degrés sur son axe, l’air tiède qu’il propulse soulève mes cheveux que la sueur a collé sur mes tempes, ma chemisette se colle au dossier de ma chaise. Une bouffée de chaleur moite me saisit à la gorge. J’évacue la panique en me concentrant sur des billets oranges, mauves et verts, que je dispose en petites piles régulières.

Des images défilent en accéléré : Laïka, la chienne apeurée dans sa sonde spatiale, le premier vol d’une caravelle, le big bang et les spermatozoïdes. Des découvertes fulgurantes et palpitantes. L’institutrice, Madame Gratadour, me regarde. Sur fond de tableau noir, sa chevelure flamboyante et ondulée se détache. Ses lèvres semblent s’animer mais je n’entends rien. Ce n’est qu’après que les rangs se soient formés que je comprends qu’elle nous emmène une dernière fois au musée, surnom donné à une étroite pièce fraîche et sombre, seulement éclairée par de fins faisceaux lumineux traversant les persiennes. Sur des étagères en bois, chaque élève avait entreposé trois objets qui lui semblait dignes d’intérêt. Evidemment, je ne me rappelle que des miens. Une baratte à beurre poussiéreuse qui m’avait toujours intrigué, je crois qu’avant de trainer dans le garage, elle avait servi dans une étable creusoise, un fossile sablonneux de trilobite ramené des flancs de l’Atlas et une poupée de chiffons bariolée. Une certaine fierté m’avait saisi lorsque l’assemblée des élèves avait adopté ma proposition scénographique pour l’entrée de la pièce : sur la porte en contreplaqué, un digicode en carton recouvert d’aluminium. Suspendue au plafond, prête à tomber en cas d’erreur, une épée en mousse peinte à la bombe. Le pouvoir dissuasif de l’imaginaire.

Mon corps se réchauffe et  je me retourne pour resserrer la couette autour de moi. Les souvenirs disparaissent avant même d’avoir vécu, mais sans que je ne puisse contrôler la visionneuse qui se bloque sur l’image de cette poupée. Peut-être un costume créole. Des teintes vives, orange, fuchsia et mauve inondent mes synapses. La couleur fauve des flammes qui lèchent Vaval, géant de papier mâché, avant qu’il ne s’écroule dans un tas de cendres. Des femmes aux coiffes de madras qui portent à leur bouche de petits accras frits. Et du néant apparaît une fillette en costume folklorique, assise seule sur un coin de pelouse, sous les branches d’un ravinala, l’arbre du voyageur. La gamine mâchouille un tourment d’amour. Que fait-elle ici sans adulte ? Hésite-t-elle à pleurer ? Vient-elle de se rendre compte de son égarement ? Nos regards se croisent, l’angoisse lui fait briller les yeux, je ne sais pas quoi faire. Le temps se suspend, autour de nous, des dizaines d’orchestres fous, des explosions, des cris que je ne comprends pas, des sirènes et surtout des femmes toutes en paillette comme j’en ai vu dans les publicités pour le Brésil, le dimanche après-midi chez Jacques Martin. A la périphérie de cette fourmilière, des hommes, les yeux injectés de sang, complètement défoncés au rhum, sortent leurs torses de voitures fumantes et rouillées. Un ballet de carcasses recouvertes de plaques de tôles sur lesquelles sont collées des collections de photos pornos. Je souris à la petite, me retourne et disparait à la suite de mes parents, une tignasse blonde engloutie dans un délire de zouk.

            Je suis encore accroché à l’échelle mais, tuba dans la bouche et masque collé au visage, je m’apprête à plonger. La tiédeur de l’eau me happe, j’entends les bulles d’air remonter à la surface. Je découvre les rais de soleil qui transpercent l’onde, les reflets turquoises sur des coraux élimés, une faune inconnue qui grouille, une myriade scintillante de poissons inconnus qui m’entoure. Sur le fond, un courant insaisissable balaye calmement le sable blond. L’oxygène me manque déjà, je relève la tête et devine à travers le miroir aquatique le reflet de ma sœur. J’inspire. Le goût du sel envahit ma gorge et mes poumons se noient. Lorsque j’émerge, je ne sais plus où je suis, mais, à travers l’éclat du soleil, j’entrevois l’ombre d’un poing qui m’arrache puissamment à l’océan. Plus tard le même jour, je suis à l’arrière de la voiture, sur une mauvaise route départementale, proche du Lamentin. L’écran des souvenirs se scinde. D’un côté, les yeux vides d’un gros mammifère marin qui me regarde à travers la vitre de l’aquarium où il est retenu depuis trop longtemps. De l’autre, ma main qui saisit la porte en plastique du petit 4x4 puis ma tête qui s’extrait de cet habitacle précaire. Lorsque mon père redémarre, je m’aperçois dans le rétroviseur, blafard et flageolant. Dans le fossé, il ne reste plus de mon passage que quelques vomissures compactes et fumantes, qui auront disparu quelques heures plus tard, assimilées par la forêt tropicale.

Des souvenirs de l’hiver 1992. Ce n’est donc pas sur cette île que j’ai pu trouver une poupée de chiffons. Ou en tout cas, pas celle qui était soutenue par un bras de plexiglas au cœur de notre musée d’enfants.

La navigation devient plus aléatoire, les images sautent très rapidement. Mes muscles sont détendus, ma fréquence respiratoire et mon rythme cérébral diminuent, mon taux de mélatonine augmente graduellement, mes globes oculaires s’agitent en mouvements saccadés. Je tente malgré tout de garder le contrôle.

Bordeaux, avril 1990, grève des contrôleurs aériens et paralysie totale de l’aéroport : 14 heures de retard pour l’airbus 320 à destination de Marrakech. Nous repartons vers le centre-ville et laissons la voiture dans une ruelle grise, rouge, sale, humide, je ne sais plus, pour aller au cinéma. Dans mes tympans résonne cette phrase : « chiale, tu pisseras moins », je ne sais plus de quel film il s’agit. En sortant, un pressentiment me parcourt, une sensation étrange laissée par cette ruelle grise, rouge, sale, humide, je ne sais plus. Brillants au loin, j’aperçois, telle une rivière de diamants, les éclats de la vitre arrière droite de l’Audi répandus sur le sol. Les larmes me montent aux yeux. Avant que quelqu’un n’ouvre la bouche, ma sœur se rappelle avoir oublié son sac à main miniature rempli de carambars sous le siège avant-gauche. Je glisse ma main sur ma ceinture qui a le toucher en acrylique caractéristique d’un sac banane distribué par une compagnie aérienne. Rassuré, mais restant sur mes gardes, je décide de conserver mes provisions sucrées au plus près de moi jusqu’à la place Jamaâ El Fna.

Le soleil se couche sur la médina, l’espace se remplit d’une poussière dorée, la lumière rasante réveille l’ocre des murs centenaires. Des tables, des bancs très longs, bondés d’hommes affamés qui penchent au-dessus de leur bol fumant, la cuillère au bord des lèvres. L’appel du Muezzin qui se répand, du haut du minaret vers ce labyrinthe primitif et crasseux. Un coup de canon et la foule qui se nourrit, de grandes lampées de chorba qui résonnent dans le couchant. Des dizaines de bottes de menthe fraîche dans des paniers en osier, des pyramides d’épice odorantes, le couscous que nous prépare ma grand-mère, la fumée compacte des narguilés au jasmin, le parfum de fête foraine des cacahuètes que font griller des hommes en haillons, des carcasses de mouton sanguinolentes pendues à un crochet, le sourire édenté du boucher qui aiguise sa lame, la peau rongée par la chaux des enfants tanneurs, les mains déjà usées des fillettes qui se brisent l’échine sur leur métier à tisser, sous les ordres d’un homme sombre qui sirote un verre de thé, des tas de vieux pneus qui n’attendent que d’être recyclés en amphore de caoutchouc, un défilés muets de djellabas aux tons pastels, des hommes sans âge qui trainent mollement leur âne invraisemblablement pelé. Une multitude de bêtes, plus ou moins domestiques, plus ou moins errantes. Des chiens maigres et sales qui lèchent la poussière de la place, des macaques hirsutes qui se tiennent sur leurs pattes arrières. Des cercles qui se forment autour des charmeurs de serpents. De longs reptiles longs et usés, qui s’agitent en rythme et sifflent lorsque leur maître les ramène d’un geste preste vers le centre du tapis.

De la pénombre surgit soudainement un porteur d’eau, un personnage médiéval dont les rides creusées par le soleil ont avalé les traits. Bardé de coupelles de cuivre, il alerte les passants du tintement de sa clochette. Les images défilent, toujours plus rapidement. Je reconnais alors ma petite poupée avec son chapeau multicolore, un cône aux bords larges, cousu d’épais fils et de pompons verts, rouges, jaunes. Cet homme m’intrigue et je m’approche prudemment. Lorsqu’il me propose un gobelet qu’il vient de plonger dans sa citerne dorsale, je reste interdit. J’aperçois une fille cachée derrière le costume — certainement la sienne — qui me montre la poupée. L’œil de ma sœur s’illumine, le marchandage débute, l’affaire se conclut rapidement. La fille, termine d’un trait un verre de lait caillé et l’air satisfaite me passe la main dans les cheveux. Elle sourit. Lorsque qu’elle nous tend l’effigie de son propre père, sa glotte s’agite bizarrement, sa bouche se tord et s’entrouvre. Plusieurs secondes après qu’elle m’ait roté en pleine figure, une expression mêlée de surprise et de dégoût reste figée sur mon visage.  

La machine s’est emballée, je rouvre les yeux dans un sursaut. Ma moue d’enfant reste imprimée sur ma rétine. Quelques secondes s’écoulent avant que je ne puisse distinguer les failles qui parcourent le plâtre du plafond. Je me lève. Seul face à mon écran, je libère de façon binaire cette trace du passé que mon cerveau a exhumée. D’ailleurs je ne suis même pas sur de sa véracité. Cette vision sur laquelle je n’ai eu aucune emprise n’était-elle pas une hallucination nocturne ?

A Noël, je me rassurerai en fouillant dans les lourds tiroirs feutrés de la commode parentale. J’en extirperai une pile de clichés disparates et je m’arrêterai longuement sur celui qui nous représente, ma sœur et moi, un peu trop pâles, un peu trop blonds, au beau milieu d’un marché de mouton. Mes doutes s’évanouiront, laissant la place au parfum sec et métallique d’un souvenir assoupi sur une photographie argentique.

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