Merde

Salis

Cela a longtemps été le seul mot que je fus capable d'exprimer. "Merde". L'unique mot trônant sur l'unique réseau social où j'écrivis quelque chose. Je n'ai pas relayé les appels, les slogans, les cris de ralliement, dont la scansion répétitive me mettait mal à l'aise.

Quelle merveille que la langue française. On peut tellement dire avec un "merde". Cela peut-être un refus, un point final, une intimation au silence, et il n'y a pire injure que de forcer au silence. "Merde, messieurs."

Merde, c'est ce qu'on dit au comédien avant qu'il entre en scène, pour lui porter chance, car il y a des scènes pires que des arènes. Aux rédacteurs de Charlie qui en ce moment même travaillent au prochain numéro, puis à celui d'après, et encore après, merde à vous, les gars. Grosse merde.

Merde, c'est aussi ce mélange de stupeur et de tristesse qui saisit face aux infos, quand on apprend que, quelque part dans le monde, un attentat a été perpétré, des innocents tués, des peuples opprimés. "Merde alors, les pauvres gens", et on médite sur l'état de ce monde de merde en finissant notre repas, en faisant la vaisselle et en retournant à nos vies, et ce n'est pas de la lâcheté, ce n'est pas de l'égoïsme, car quoi faire quand il n'y a rien à faire, quand ça se passe si loin, ailleurs. Pas en France en tout cas.

J'entends aujourd'hui beaucoup de gens dire : "Je me sens Français" alors qu'en réalité, ils se sentent menacés. Je suis née, j'ai grandi et je vis en France, et je ne me suis jamais sentie Française. Les attentats contre Charlie n'y ont rien changé. C'est la merde qui a changé. Ce n'est plus la merde du monde de merde, mais la merde dans laquelle on est. C'est notre merde à nous.

La merde est fertile, elle est connue pour ça. Beaucoup de belles choses peuvent en sortir. Beaucoup de mal aussi.

Je n'ai dit, écrit, relayé aucun "Je suis Charlie". Déjà parce que rien ne me le permet. Je n'ai jamais eu à choisir entre ma vie et ma liberté. Mais aussi parce que cette phrase est une bannière, et les bannières unissent, mais unifient aussi. Au nom de la liberté d'expression on étouffe sous une couche monochrome de choix uniques. Il importe peu de réfléchir si on sait quel camp choisir. Et choisir son camp, c'est préparer une guerre.

"Les gens m'aiment parce que je meurs à leur place en quelque sorte" chante Mano Solo, le fils de Cabu, dans sa chanson "Janvier", lui qui est aussi mort un janvier. On prépare la guerre en espérant que d'autres mourront à notre place sous nos encouragements. Je comprends la colère et je trouve ça humain. Mais ça m'emmerde.

Je ne suis pas Charlie, et je ne suis pas Charles non plus, je ne pense pas que les Français soient des veaux, malgré l'évidence, malgré ce que j'ai sous les yeux, un troupeau uniforme meuglant les mêmes mots qui ne deviennent que des sons, car quelle que soit l'urgence du moment, quelle que soit la beauté de la cause, meugler c'est toujours meugler. Mais parce que je ne me sens pas Française, ce que je vois, ce ne sont pas des Français, mais des gens. Des individus avec leur propre intelligence, leur propres talents, leur propre champ d'action. Je vois des gens qui ne sont pas Charlie mais y travaillent. Celui qui graffe son propre dessin sur un mur interdit. Celui qui scande son propre slogan seul dans la foule. Celui qui est reconnaissant à la police pour son bon travail et fait un doigt d'honneur au flic bourré qui lui colle une prune. Le prof qui sort du programme pour un cours d'Histoire des Lumières. Le pote qui rappelle au musulman en colère qu'il n'est pas un intégriste. Celui qui rappelle à ses proches qu'ils ne sont pas racistes. Celui qui fait le con pour qu'on rie de quelque chose. Celui qui prend sa guitare et chante dans la rue. Celui qui prend la plume et écrit sur tous les supports. Chacun a au moins un de ces talents-là.

Je ne pense pas que partir en guerre, tous vêtus du même uniforme, sous une unique bannière, soit un hommage à rendre à ceux qui sont morts pour l'irrévérence, la contradiction, l'indépendance d'esprit, et le droit d'exprimer toute opinion qui soit. Et parce qu'on ne respecte pas l'esprit Charlie en restant poli, parce qu'un gros mot peut devenir un grand mot, et parce que la façon dont vous le recevrez ne dépend que de vous, à tous, je vous dis merde.

  • Superbe. Et bluffant. Merci d'avoir trouvé les mots que je cherchais pour exprimer toute cette histoire. Parce que pour moi, depuis quelque temps, l'inspiration à disparu. Alors merci d'écrire ce que j'avais envie de lire et d'entendre. CDC tout naturellement.

    · Il y a environ 9 ans ·
    Weekendplansnewest

    mlleash

  • "Je suis née, j'ai grandi et je vis en France, et je ne me suis jamais sentie Française."
    Pourquoi ?
    C'est la définition même de ce quoi d'être un français. La seule chose qu'on peut rajouter est que l'on doit respecter les valeurs de la France. Donc si tu ne te sens pas française ce doit être que tu ne respectes pas ces valeurs.
    L'appel à Charlie est un cri des français à ces valeurs. Même si les politiques, les syndicats et les religieux ont voulu se mettre en avant, ce n'est pas ces valeurs qu'ils veulent défendre ce sont leur influence.
    Quand 10 casques bleus tombent pour la défense des individus et de la liberté, les français s'en cognent magistralement en prétextant qu'ils se sont engagés pour ça. Quand la menace arrive chez nous d'un coup ils serrent les fesses et pleurnichent pour qu'on les protège. Mes gosses ne sont ni juifs ni arabes et donc on les protège juste avec une barrière en travers de la route devant l'école. Pourtant l'égalité de l'article 2 de la Constitution française me garantit les mêmes droits que les autres : rien que pour cela il y aura toujours des problèmes dans le pays.
    Qu'on vire ceux qui refusent les droits et devoirs de la France, qu'on vire ceux qui ne se sentent pas français après cela, qu'on élimine ceux qui la menacent. Et enfin la France redeviendra française et fière de l'être.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Default user

    Eric Ruppert

    • Qu'on me donne une seule définition des "valeurs de la France" sur laquelle tous les Français qui "se sentent Français" soient d'accord, et je pourrais dire si je les respecte ou non. Ensuite, que l'on me prouve que la défense de ces mêmes valeurs serve à quoi que ce soit d'autre que l'exercice d'un pouvoir d'un groupe non-représentatif de ces mêmes Français, et je pourrais dire que cela vaut la peine de les défendre ou non.

      J'ai mes propres valeurs que j'ai adopté selon l'exercice de la raison et mes choix moraux, pas juste par l'exercice d'être sortie d'un vagin français sur un sol français.

      Être Français et vivre en France ne nous engage qu'à en respecter les lois. Et non cette notion floue et mouvante des "valeurs", qui ne concerne que les communautés, et n'est pas applicable à une nation. Vouloir réduire un pays entier à un groupe social, c'est une régression et une lourde perte. Une nation sans dissidents, sans révoltés, sans gens bizarres, et qui ne sait plus assimiler les autres cultures, est une nation qui n'évolue plus, étouffe, et meurt. Cela furent les atouts et la capacité sur laquelle la France s'est bâtie, et c'est bien pour cela, du moins il me semble, que cela fait partie des "valeurs" qu'elle défend...

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Default user

      Salis

    • "J'ai mes propres valeurs que j'ai adopté selon l'exercice de la raison et mes choix moraux, pas juste par l'exercice d'être sortie d'un vagin français sur un sol français.

      Être Français et vivre en France ne nous engage qu'à en respecter les lois. Et non cette notion floue et mouvante des "valeurs", qui ne concerne que les communautés, et n'est pas applicable à une nation."
      J'aimerais savoir quelles sont tes valeurs ?
      La loi nous oblige à accepter toutes les opinions, du moment qu'on ne fait pas apologie de crime de guerre ou de terrorisme; elle nous oblige à accepter toutes les religions sans distinction (même si certaines aiment nous rappeler qu'elles sont là!) ; elle nous oblige à l'égalité entre les personnes quel que soit leur sexe et leur attirance...
      Alors ? Quelles sont ces valeurs qui ne te correspondent pas ?
      Ou alors peut-être as-tu des valeurs qui correspondraient plus à celles d'autres "communautés" moins françaises voire même moins européennes ?

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Default user

      Eric Ruppert

    • Votre ton laisse transparaître une bien étrange accusation...De surcroît, je me demande pourquoi vous semblez penser que je vous dois des justifications.

      Je me répète : mes valeurs sont miennes, et ne peuvent donc refléter aucune communauté définie que ce soit. Vous semblez mettre en doute l'existence même de l'indépendance d'esprit, celle qui vient quand on se détache de son éducation et qu'on devient un adulte à part entière.

      Si vos descriptions étranges ne correspondant à aucune loi française étaient des allusions maladroites à la liberté d'opinion et d'expression (après tout sujet du texte que vous faites censé avoir lu puisque vous le commentez) ainsi qu'à la liberté de culte, ce sont en effet des valeurs que je partage et défends. Ainsi qu'à l'égalité de traitement entre toutes les personnes, ce qui fait que j'approuve les lois françaises, mais m'oppose à la ... disons "culture" française, patriarcale, misogyne, homophobe et encore bien trop raciste.

      Comprenons-nous bien : je ne dis pas cela pour répondre à votre question de maître d'école, puisque je ne vous le dois pas. C'est juste pour donner une illustration de ce qu'est la véritable indépendance d'esprit, qui se joue de toute influence. Faire le contraire de ce qu'on attend de nous, faire le contraire de la nation où on est né, de la communauté où on a grandi, c'est toujours prendre les valeurs des autres comme référence. Je me fiche de qui partage mes valeurs ou non, je n'attends personne pour les avoir, les défendre ou les exprimer, et je ne vais pas en changer tout ça parce que, par hasard, dans certaines circonstances, elles sont aussi défendue par les lois d'un pays pour lequel je n'ai aucune autre attache que celle de l'habitude.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Default user

      Salis

  • Et merde, comment tu fais pour avoir tant de lectures avec trois textes seulement sur le site? Y a un truc?

    · Il y a plus de 9 ans ·
    P1000170 195

    arthur-roubignolle

    • Je ne sais pas comment fonctionne le nombre de lectures... Pour moi il n'y a pas tellement de rapport, mais je suis ne pas habituée au site...

      Sinon, vu les autres textes sur ce sujet, mon nombre de lectures est plutôt modeste, je trouve.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Default user

      Salis

  • "Je ne pense pas que partir en guerre, tous vêtus du même uniforme, sous une unique bannière, soit un hommage à rendre à ceux qui sont morts pour l'irrévérence, la contradiction, l'indépendance d'esprit, et le droit d'exprimer toute opinion qui soit. "

    ça veut dire quoi? que tu prends toutes les manifs pour un "départ en guerre" ?
    Puis même si c'était le cas, ça ne serait qu'une guerre d'idées.

    · Il y a plus de 9 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

    • Je prends pour un départ en guerre tout mouvement qui unit un groupe non autour d'un but, d'une idée, d'un projet commun, mais autour d'un même ennemi à abattre.

      Une guerre d'idée ne devrait jamais être plus qu'un débat. Il n'existe pas de guerre propre.

      Alors oui, quand on est provoqué, on se doit de répliquer, surtout quand on sait pourquoi. Mais je doute que tous les apprentis soldats que je vois défiler sachent pourquoi. Beaucoup sont mieux portés par leur émotion que par leur conviction. Ce ne serait en rien condamnable si seulement ils n'étaient pas récupérés à leur insu pour des causes qu'ils ne voudraient pas défendre.

      Il y a des guerres nécessaires. Hélas. Cela donne l'illusion qu'on devrait s'en réjouir.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Default user

      Salis

    • Ouais enfin je pense pas que les jeunes dont tu parles irait tuer si on leur donnait une arme, faut arrêter de partir en vrille.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Cat

      dreamcatcher

    • Tous ceux qui sont partis à la guerre dans toutes les guerres de l'Histoire n'auraient jamais tué personne si on leur avait donné une arme. Comme il existe des gens qui tueraient la première personne venue s'ils avaient l'assurance de ne pas en être inquiétés. (Voir l'expérience de Milgram, par exemple.)

      Mais c'est un aparté. Je ne pense pas à une guerre comme nous en avons connue, puisque le terrorisme de masse est une forme nouvelle de guerre. Je ne sais pas quelle forme elle prendra. Ou plutôt j'essaie de ne pas y penser. Les guerres où l'ennemi est clairement identifié sont déjà des massacres, mais une guerre où il faut anéantir un ennemi qui pourrait être n'importe qui...

      Je ne pars pas en vrille. les guerres démarrent souvent dans un grand sentiment de normalité, d'ordre, voire d'allégresse, que donne le sentiment d'appartenir à un groupe. Les débuts de guerre ne sont jamais des drames.

      Je ne suis pas alarmiste, je pense que c'est encore évitable. Mais j'ai pas l'impression que qui que soit ait conscience qu'il y a un truc à éviter, là...

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Default user

      Salis

    • Ahah, on cite Milgram.

      Dire qu'il y a danger, d'accord. De là à comparer la foule dans les rues à un "départ en guerre". Mais bon, c'est tout.
      Désolée si tu voulais te lancer dans un long débat, c'est mort.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Cat

      dreamcatcher

    • Je n'ai pas eu l'impression de me lancer dans un débat. Il n'y en a pas si une seule des deux parties donne des arguments.

      Tu es arrivée avec des questions, je pensais que tu voulais des précisions, j'ai essayé de les donner du mieux que je pouvais. Je pensais que tu voulais juste discuter ou au moins exprimer ton avis contraire. Je ne sais pas ce que tu es venue chercher, désolée si tu ne l'as pas trouvé.

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Default user

      Salis

    • A partir du moment où on a deux points de vue différents, c'est un "débat". Enfin bref on s'en fout. J'avais une question, oui. Je ne suis pas venue chercher quoi que ce soit, tu as répondu à ma question, that's good!

      · Il y a plus de 9 ans ·
      Cat

      dreamcatcher

Signaler ce texte