Métèque !

Laure Gerbaud

Comment se prendre les pieds dans le tapis : l'histoire d'un racisme ordinaire.

                                                 Métèque !

 

   « Métèque, espèce de sale con de métèque ! » Il se retourna, surpris. Pas parce qu'on le traitait de sale con de métèque, non, il avait l'habitude des insultes et du mépris mais plutôt par le terme même : métèque. Cela faisait bien des années… Plus personne ne disait métèque. Sur les chantiers, il n'avait pas de nom. On disait l'Arabe ou Mohammed. Il s'appelait Khaled mais tout le monde s'en foutait. Quand on est raciste, tous les Arabes se nomment Mohammed. C'est un cliché qui rassure les cons parce que c'est un cliché qui ôte son individualité à l'homme, qui le rabaisse. Ça les cons, ils aiment.

   Mais métèque, non, décidemment, ça faisait longtemps. La mode était au « bougnoul, bronzé, sale con de djihadiste ». Il faut dire que ces derniers ne lui facilitaient pas la tâche avec leur manie de décapiter les hommes comme on ouvre un œuf à la coque. Va faire comprendre que tous les arabes et les musulmans ne sont pas des djihadistes à un type qui ne connaît du vaste monde que son voyage de congé payé, dix jours par an, enfermé dans un hôtel en pension complète avec un troupeau de quarante personnes, semblables à lui, qui ne sortent qu'en bus avec un guide !  

   Khaled se retourna et fixa droit dans les yeux le type qui le regardait, un genre de Dupont Lajoie, soixante-dix ans environ, cheveux gras, enfin ce qu'il en restait parce qu'il portait la coupe Chaussée aux Moines, graisse du ventre moulée dans un débardeur Marcel comme on en voit plus depuis longtemps, affublé d'une petite moustache, alors là la petite moustache… Une caricature, quoi ! Un type improbable tellement il symbolisait la haine des autres et le contentement de soi. Khaled sentit une vague de fou rire monter dans son ventre ; il s'obligea quand même à regarder le type d'un œil noir parce que les cons ont peur du regard des arabes. Ils ont toujours envie de le fuir. Qu'un Arabe les regarde, ça les gêne, allez savoir pourquoi ?

   Le vieux - à cet âge là, on est plus vieux aujourd'hui mais celui-ci avait réussi à le devenir malgré la retraite, les congés payés, les progrès de la médecine et la sécurité sociale -, ça ne rata pas, eut le regard déviant, errant quelques secondes dans les airs pour échapper au sien. Et puis quoi, il n'allait pas se laisse emmerder par ce métèque ? Alors, par un effort de volonté puissant, il faut le lui reconnaître, il revint sur le visage de Khaled. Il suintait la peur comme un robinet rouillé.

Khaled attendait, impassible, prenant la pose : je suis un con,  je ne comprends pas ce que tu cherches. Ça les faisait tourner en bourrique les cons quand il prenait l'air idiot de celui qui ne sait pas bien le Français. Il en jouait quand il le fallait. C'était difficile à ce moment précis : il était à deux doigts du fou rire. Il pensait à Robert Bidochon car il avait lu toutes les B.D. de son fils qui venait de passer son bac.  

   Le vieux tremblait presque. L'Arabe faisait au moins un mètre quatre-vingt, bâti comme un type qui travaille sur les chantiers tous les jours depuis vingt ans, des épaules de lutteur, des bras qui portent des sacs de cinquante kilos comme d'autres portent leur boite d'allumettes. Bon, comment se tirer d'affaire sans faire trop minable maintenant qu'il avait déconné ? Pourquoi l'avait-il bousculé volontairement ? Pourquoi avait-il cherché la bagarre ? Pourquoi n'avait-il pas d'abord mesuré la force physique de l'adversaire ? Il n'aurait pas dû l'insulter. Délicat. Par chance, il n'y avait personne dans la rue, au moins il n'aurait pas honte devant témoins.

   - Oui, Missieu ? demanda Khaled, exagérant volontairement ce qu'il lui restait d'accent magrébin, c'est-à-dire plus grand-chose après avoir passé plus de vingt ans à travailler en France.

   Oh, mais c'est qu'il n'avait pas l'air agressif du tout cet Arabe, ça changeait tout ! Il allait  s'en donner à cœur joie !

   - Pourquoi tu m'as bousculé tout à l'heure ?

   - Je t'i pas bousculé, M'ssieu.

   - Ouais ben fais attention la prochaine fois. Tu sais pas à qui t'as affaire !

   Khaled pensa très vite : « Ben si, justement : à personne. Enfin, à un lâche con, c'est pareil. Les cons sont lâches. Insignifiants. » Puis le fou rire retenu glissa de sa gorge à son palais, gonfla ses joues, s'insinua comme le vent entre ses dents, ses lèvres, et explosa à l'air libre. Un rire tonitruant d'homme heureux ! Des larmes lui montèrent aux yeux. C'était une joie immense, une libération, un soulagement profond. Il attendait ça depuis qu'il avait mis les pieds en France et il croyait que ça ne viendrait jamais. Plus de vingt ans déjà ! Les trois dernières années, il s'était senti proche du dénouement parfois, mais aujourd'hui c'était différent : il était enfin arrivé au port. Il sentit qu'il avait profondément changé ; il s'en foutait, il se foutait de ce con, de tous les cons, il était devenu indifférent, parfaitement indifférent à la connerie. Il n'avait plus peur. Il se sentait libre, entier, redevenu un homme complet, un homme avec ses joies, son sourire, ses rires. Un homme libre.

   Le vieux prit tellement peur qu'il se carapata comme un cafard : il tourna le dos sans un mot et se mit à courir à toutes jambes, complètement  affolé. L'Arabe allait lui faire la peau, il se foutait de sa gueule ouvertement. Jamais, au grand jamais, un métèque d'Arabe ne se foutait de la gueule d'un français ouvertement. Il devait être dingue celui-là ! Et s'il avait un couteau dans sa poche de jean ? Il valait mieux se tirer, c'était plus sûr.

   Khaled ne le sut jamais : le type s'appelait vraiment Robert, si si, comme Bidochon ! Et il tomba sur le trottoir, terrassé deux rues plus loin, se vidant de peur dans son froc.

   Khaled riait toujours, en rentrant chez lui, tandis qu'une vieille connaissance de Robert, qui passait par là, le ramassait comme un sac et le traînait sur un banc dans une odeur terrible d'urine. Ça ferait vite le tour du quartier : Robert est incontinent !

   Khaled, gai comme un homme heureux, se dit : demain, je les emmerde enfin. Gentiment mais fermement. Je vais leur dire calmement : j'ai un nom. Je m'appelle Khaled.

  • Dès le début, j'ai pensé à G. Moustaki, je me disais : il va apparaître ! C'est fou comme ce terme est resté arrimé dans la tête de tout le monde, plus encore que la chanson que j'adore d'ailleurs comme le chanteur ! On ne l'oubliera jamais !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • C'est génial que tu aies tout de suite pensé à Moustaki ! J'ai cité sa chanson sur mon blog, évidemment, mais je suppose au vu de ton commentaire que tu es allée sur mon blog et que tu l'as vue ! Ou alors tu as vraiment le nez !

      · Il y a plus de 8 ans ·
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      Laure Gerbaud

    • Non, je n'y suis pas allée, ça m'a juste traversé l'esprit et j'ai vu après que ça avait été le cas pour d'autres !

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Louve blanche

      Louve

    • Excellent ! Le message est passé !

      · Il y a plus de 8 ans ·
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      Laure Gerbaud

  • J'aime beaucoup ce sentiment d'étonnement au tout début. Métèque est sans doute l'un des mots que j'aime le plus, depuis que j'ai écouté Georges Moustaki ;-) .. Merci

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    Marcel Camill'

    • Merci. La chanson de Moustaki est vraiment superbe. Grâce à Moustaki, j'ai une tendresse pour le mot Métèque ! Et puis je suis du Sud aussi...

      · Il y a plus de 8 ans ·
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      Laure Gerbaud

  • C'est toi que je remercie. Et je trouve que tu as raison : oui c'est cliché, c'est un peu une caricature comme dans une comédie française, un peu vulgaire. Je le reproche un peu à mon texte.

    · Il y a plus de 8 ans ·
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    Laure Gerbaud

  • Un peu cliché, mais bien écrit, et ça, c'est chouette. Merci!

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Poule 2

    Giorgio Buitoni

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