Opération B.B.W
Corinne Pelletier
22 février 2014. 6h15. Aérogare Paris Charles de Gaulle, terminal 2E.
Le flux des voyageurs charriant leurs valises dans les longs couloirs de l'aérogare était encore faible à cette heure-ci. Le choix de l'heure n'était pas anodin, il permettait ainsi aux membres du groupe de se distinguer au loin, de se rassembler et d'accomplir l'enregistrement des bagages sans stress inutile. Le stress arriverait bien assez tôt. Les retrouvailles s'annonçaient comme à l'accoutumée chaleureuses.
L'heure était à présent à la détente autour d'un dernier petit-déjeuner français, et non à l'évocation des tenants et aboutissants réels de leur rassemblement. Le groupe aurait tout le temps d'y penser pendant les 14 heures que comptait le vol.
Sur le tarmac, l'impressionnant Airbus A380 finissait sa préparation, et s'apprêterait bientôt à s'envoler avec à son bord un commando de six femmes toutes dotées d'une arme totalement indétectable des services de sécurité. Toutes étaient armées d'une détermination sans faille, celle de mener à bien l'opération B.B.W. - opération qui avait hélas connu un premier échec l'année précédente.
A cette fin, le groupe avait été remanié pour ne garder que les membres les plus efficaces : Captain le cerveau du groupe et experte en déguisement, Driver pour ses qualités hors pair de pilotage et de négociation, Serinity pour ses conseils avisés et sa zénitude, Prof pour ses grandes connaissances de la nature humaine et des enfants en particulier, Geek pour glaner sur le web toute information nécessaire au succès de la mission, Look pour son capacité à communiquer juste en un regard. De ces membres, dépendait la vie de deux jeunes êtres, détenus à 9085 kilomètres de là, et qui ne se doutaient pas que le compte à rebours les séparant de la liberté était déclenché.
9h30. "Les passagers du vol AF0066 à destination de Los Angeles sont invités à se présenter à la porte J".
Le groupe obtempéra, se mêlant aux autres passagers, en file indienne, par ordre des numéros des rangées de l'avion. Un bon moyen de jauger qui pouvait être un passager gênant au bon déroulement du voyage...
10h30. Fermeture des portes de l'A380.
"Mesdames et Messieurs, le commandant de bord et tout son équipage sont heureux de vous accueillir à bord du vol AF0066, à destination de Los Angeles [...]. L'heure d'arrivée est prévue à 13h10 heure locale. En vue du décollage, veuillez redresser votre siège et ranger votre tablette, merci de votre attention."
Le long voyage, rythmé par le ballet régulier des stewards et hôtesses de l'air, et par quelques petites turbulences atmosphériques, se déroula dans la bonne humeur et sans encombre. Tout comme le passage aux douanes, une formalité emprunte de plus de sérieux toutefois. Il ne fallait pas attirer l'attention des douaniers et encore moins les fâcher, de peur de passer un sale quart d'heure fut-il américain.
Les bagages récupérés, toutes se rendirent à l'agence de location de véhicules, où Driver allait faire montre de tout son talent de négociatrice. "Business is business". Le temps que dura la négociation, les autres membres attendaient patiemment, se rafraîchissant un peu à tour de rôle.
Après un bon quart d'heure, Driver avait fini par obtenir satisfaction et se dirigeait vers le groupe suivie du préposé à la remise du véhicule clé en mains.
Toutes s'installèrent dans le Chevrolet Suburban, Driver au volant, après s'être enquise au préalable du maniement de ce modèle, plus sophistiqué que celui de l'an dernier.
Un tour de clé, et voilà le moteur rugissant, prêt à bondir et à avaler les miles (normes américaines obligent) qui les séparaient de West Hollywood où d'un commun accord, il avait été décidé d'y installer le QG.
A proximité du Pan Pacific Park, du Grove avec ses nombreux restaurants et magasins, et surtout des célèbres trottoirs pavés d'étoiles, il serait ainsi plus facile au groupe de jouer aux touristes et de ne rien montrer des réelles intentions qui l'avait amené ici. Dans la ville où le cinéma était roi, endosser ce type de rôle ne posait aucun problème, bien au contraire. "Challenge accepted !" comme l'aurait dit un certain Barney, personnage d'une série TV qui allait tirer sa révérence quelques semaines plus tard.
8 miles plus tard, le Chevrolet s'arrêtait devant une maison à la façade jaune paille, au jardinet délimité par une clôture en bois blanche, où leur contact sur place les attendait pour leur remettre les clés de leur Q.G. Le groupe s'installerait au rez-de-chaussée, le contact ayant pris soin de vérifier que personne n'occuperait le premier étage durant leur séjour.
Le Q.G était d'un très grand confort : parquet dans le salon et les chambres, pièces spacieuses et lumineuses, barreaux aux fenêtres pour éviter les intrusions, lourds rideaux pour se mettre à l'abri des regards indiscrets et tout l'équipement ménager. Une sécurité supplémentaire pour ne pas se faire démasquer quand les jeunes captifs seront exfiltrés de leur centre.
Sur les quinze jours prévus pour accomplir la mission, cinq avaient servi à l'installation du groupe, à la logistique (tests des connexions Wi-fi, de la portabilité des téléphones), au repérage des lieux, au chronométrage du parcours. Il ne restait plus qu'à attendre le jour J ou D-day si vous préférez.
Le 28 février fut choisi. A deux jours de l'événement mondial où le stress et les strass ne feraient plus qu'un au Dolby Theatre de L.A. Toutes les autorités policières que comptait la ville seraient focalisées sur cet événement. Le champ était donc libre, et le serait davantage par la venue d'une invitée surprise, qui aurait enchanté Gene Kelly, et qui fera dire à l'ouverture de la cérémonie des Oscars, à Ellen DeGeneres : "Pour ceux qui nous regardent à travers le monde, nous avons eu deux jours très difficiles à vivre...Il a plu. Nous allons bien. Merci pour vos prières."
La pluie jouait donc les trouble-fête dans la vie des Californiens. Tous rivés à leur écran de télévision pour suivre l'évolution de cette dépression qui s'annonçait d'une grande ampleur. Il arrivait même que lesdits écrans s'interrompaient pour faire place à un écran noir sur lequel défilaient les messages écrits et sonores des autorités locales rappelant les consignes de sécurité. Rien de moins que ça. Si les Bretons voyaient ça, ils en riraient, eux qui au même moment, de l'autre côté de l'Atlantique, souffraient encore des conséquences de la tempête Ulla.
Mais pour le commando, la pluie représentait une aubaine. Peu de monde se risquerait à conduire sous la pluie. Pour Driver ce ne serait qu'une formalité. Dans le plat pays qui était le sien, on avait l'habitude de conduire sous ce taux d'humidité et même par grand froid. C'est dire.
28 février. 6.30 am
Comme chaque matin, les membres prenaient plaisir à se retrouver autour d'un breakfast, à base de céréales, de pan cakes, de fruits frais et de café. Les mines étaient cependant moins enjouées qu'à l'accoutumée car la mission allait débuter dans approximativement trois heures. L'adrénaline montait au fil des heures qui s'égrainaient.
La veille au soir, un débriefing avait été organisé pour revoir une dernière fois le parcours, le plan d'accès, l'attribution des rôles, les moyens de replis en cas de danger. Au vu des conditions météorologiques, il avait été décidé de majorer de dix minutes le temps de parcours. La sécurité primait avant tout.
9.45 am
L'heure de ralliement sur le perron avait sonné. Toutes, le visage grave, prirent place à bord du Chevrolet Suburban. Prof et Geek étaient sans aucun doute les plus anxieuses car ce serait elles qui amadoueraient le geôlier et seraient donc en contact direct avec les deux jeunes captifs. De leur capacité à gérer le stress dépendait en grande partie le succès de l'opération.
Le Chevrolet quitta le Q.G passa devant le glacier Milk, tourna sur la gauche pour rejoindre Beverly Blvd et le remonter sur trois miles. Une fois passé le concessionnaire Mercedes Benz, le véhicule bifurqua sur la gauche pour emprunter North Santa Monica Blvd pour une distance équivalente. Le panneau Westwood Avenue était maintenant en vue. A gauche, et encore deux virées à gauche et le voyage allait toucher à sa fin.
10.10 am
Il avait été fait le choix de garer le véhicule à l'extérieur non loin du point d'accès au building. Une fois les captifs récupérés, le temps serait compté et plus vite le commando rejoindrait le Chevrolet, plus vite il s'enfuirait.
Le building à trois niveaux présentait une façade en pierre, à multiples entrées et un large toit vitré. Un jeu d'enfant pour qui voudrait le prendre d'assaut.
10.13 am
Afin de ne pas attirer l'attention des agents de sécurité, il avait été convenu que le groupe se scinderait en trois binômes : Captain et Prof, Driver et Serenity, Geek and Look.
L'accès au second niveau, où étaient retenus les jeunes prisonniers, était facilité par la présence de huit escalators, deux escaliers et deux ascenseurs. Chaque binôme prendrait un escalator différent, toujours par principe de précaution.
10.16 am
Chacune avait en tête le plan du deuxième niveau. Il fallait juste faire attention au sol glissant et aux seaux disposés de çà et là pour récupérer l'eau de pluie qui s'infiltrait par la verrière.
Captain et Prof arrivèrent les premières au point de ralliement 2C. Suivies de Driver et Serenity qui avaient emprunté l'escalator situé en face, tout près de l'US Post Office. Enfin Geek et Look, débouchèrent sur le côté gauche de l'entrée du lieu de captivité.
10.20 am
Le centre de détention leur faisait face à présent. Et rien ne laissait supposer que des bourreaux agissaient sur des jeunes êtres sans défense, tant ce lieu était baigné de lumières artificielles et de couleurs vives.
Captain, Prof et Geek furent les premières à découvrir avec stupéfaction les conditions de détention de ces jeunes prisonniers qu'elles trouvèrent, alignés les uns à côté des autres tels des animaux en cage, dans un état famélique qui plus est. Ils n'avaient que la peau sur les os.
Serenity parée de son appareil photo pourrait en apporter la preuve au reste du monde, et filmerait aussi l'extraction en toute discrétion.
Look, elle, avait franchi le seuil du centre mais se tenait à distance du groupe, balayant de son regard perçant les environs afin de donner l'alerte si le besoin s'en faisait sentir.
Quant à Driver, elle était restée à l'extérieur, sur le qui-vive, prête à récupérer au plus vite le Chevrolet et exfiltrer le reste du commando et les prisonniers au moindre signe de Look.
10.30 am
Cela faisait maintenant dix minutes que le commando avait fait irruption dans le centre. Le nombre des prisonniers était plus important que ce qu'elles avaient imaginé. Tous ne pourraient être sauvés. Il fallait se résigner à faire un choix.
Certains prisonniers jouaient la carte de l'émotion en adressant à Prof et Geek un regard empli d'une grande tristesse à la façon du Chat Potté. D'autres se tiraient la bourre pour passer au premier plan.
Le choix se porta finalement sur les deux plus chétifs, les plus calmes aussi. Il suffisait maintenant de glisser quelques dollars dans la main du geôlier en chef. En échange de quoi, il fournirait aux heureux élus un repas bourratif à en avoir les jambes en coton, des habits pour les rendre plus présentables et des faux-papiers pour quitter le pays.
10.47 am
Le commando et les deux prisonniers maintenant libres, prirent place à bord du Chevrolet. Tous affichaient un grand sourire. L'opération était couronnée de succès.
Dans le rétroviseur du Chevrolet, disparaissait au loin le Westside Pavilion et le centre de détention qui avait donné le nom à l'opération Build a Bear Workshop.