Mo(i) pour mot

antigoneuh

Parmi quelques contrefaçons d’adultes, il m’arrivait de jouer seule. Je marchandais l’ennui. Et puis j’ai appris l’alphabet. Par sa toute première lettre, les autres sont venues après. Je me les suis passées aux doigts, dix doigts de mains, dix doigts de pieds, et les six lettres qui restaient ne m’étaient pas moins attachées : c’était les lettres de mon nom, elles ne pouvaient pas me quitter. J’ai porté les lettres à ma bouche, je les ai parfois piétinées. Ce que j’aimais par-dessus tout, c’était de toujours les écrire avec mes pieds et poings liés. Aujourd’hui, forte du temps qui a passé, vêtue de consonnes et voyelles qui me font comme une seconde peau, je m’essaye à une autre lettre : ma première lettre d’amour aux mots.

Mes mots d’amour, mes mots de cœur, voilà que je m’adresse à vous après vous avoir ignorés. Je ne vous regardais pas, je vous utilisais et de ce bon usage, il n’y avait pas à discuter. Je me servais de vous qui n’étiez qu’un moyen pour dire bien autre chose : la vie, les gens et les mystères, un matériau solide pour construire un monde cimenté de sentiments raccommodés, le fil dans l’aiguille qui me servait à coudre un tissu de mensonges que d’autres enfilaient à peine terminé. Mais de vous qu’ai-je dit ? Rien, jamais. Pourtant je vous adore même si je n’ai de cesse de vous jeter sur le papier et de vous oublier ensuite jusqu’à ce que vous me reveniez.

J’espère que vous me pardonnerez d’avoir joué avec vous sans le moindre égard pour votre intégrité. Aujourd’hui encore je vous truque, je vous tronque, vous coupe la tête et vous mesure les pieds. Je vous tire par les cheveux et vous mène par le bout du nez. A peine introduits, voilà que je vous intercale ou bien vous extrapole. Je vous pèse, vous mâche, vous déguste. Aussi je vous conjugue pour mieux vous divulguer et vous décline pour mieux vous incliner. Je vous sème, vous plante, vous cultive. Je vous accouple et vous assemble, puis je vous berce un peu avant de vous border. Parfois je vous apprête pour mieux vous exploiter. Enfin je vous aligne et tant pis si je vous écorche et vous estropie : lorsque je vous abrège, c’est pour mieux vous ressusciter. Et vous, vous êtes là, toujours, fidèles au poste, soumis à toutes mes volontés. Votre amour est sans faille et le mien sans limite.

Grands mots ou demi-mots, courants ou soutenus, à double-sens, à contresens, je vous envoie valser sur des planches de salut. C’est une valse à trois temps – passé futur présent – amorcée sur chaque feuille blanche où j’invente ma vie. Il me suffit de quelques mots-valises pour être de tous les voyages, toujours prête à partir, à grimper dans un avion de ligne ou sur un cheval de trait. Je décide seule du temps qu’il fait et des personnes sur ma route en évitant les faux-amis. Les pays étrangers ne me font pas peur : avec les mots de passe, aucun langage n’a de secret ; avec les mots de passe, je fais l’amour à chaque lettre qui aura bien voulu se prononcer. Dans ces contrées lointaines, j’explore et vagabonde, et quand je trouve la bonne place, je vide mon sac et ouvre un tout petit boîtier où reposent divers mots-outils. Alors je commence à construire mon récit. En suivant des plans je bricole, j’échafaude, je pose les bases et consolide la structure. Je ne crains pas les difficultés, je sais qu’il y aura toujours un ou deux mots d’esprit pour me sauver. Je finis toujours par la porte en prenant soin de déposer dans la serrure quelques mots-clés pour les intrigués qui viendront en visite.  

Mots de piété,  mots familiers, mots doux, aujourd’hui je ne vous retiens pas coincés dans la gorge ni en boule dans le ventre attendant d’être accouchés sur le papier. Je me contente de vous avoir sur le bout de la langue pour longuement vous embrasser. Si vous n’êtes rien sans moi, aujourd’hui je comprends que sans vous je ne suis rien. En un mot comme en sang circule l’oxygène qui me fait tenir bon. Sans vous, je manque d’air et donc d’inspiration. Bien sûr je vous malmène mais je vous aime sans faute et vous pardonne déjà le silence que récolteront mes propos. De toute façon, vous et moi préférons ignorer lequel de nous deux aura le dernier mot.

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