Mon cul
roberto-lapia
Le piano est écrabouillé sur la porte vitrée, le pianiste aussi, la vache. Le bruit étourdissant du carrefour d’en face ne peut pas empêcher au florilège musical de se nourrir des notes discordantes. Lui, le pianiste, est droitier, il joue nerveusement le même air avec une attitude d’imposteur expérimenté, les cheveux ébouriffés semblent suivre une clé de Sol, la main gauche n’est qu’un bibelot repéré chez un marchand d’antiquités. Il s’en libérera au prochain vide-grenier du village sans prétentions. Philippe rentre en poussant la porte vitrée sur le pianiste, il porte une chemise blanche, l’esprit garni des taches. Les yeux couleur ciel d’Irlande, le crâne gris perle, il s’arrête au milieu de la salle et il crie, solennellement, Mon cul, c’est du poulet ! C’est Virgile, ou non en fait, c’est Sénèque. Contre toutes attentes il ne tire pas sur le pianiste. Le Corse, derrière le comptoir sali par des siècles d’ivresse et d’insouciance, gueule contre les divergences d’opinions, la liberté au fond est une discipline. Il crache avec vigueur sur toutes créatures de terre ferme, c’est une île qui lui offre cette possibilité. Mon cul, c’est du poulet ! répète Philippe face à une foule distraite, tout en s’accordant à l’air du pianiste, le droitier tricheur. Gilles Manouche est assis sur un tabouret branlant, il caresse son ventre poilu et il tue cul sec un Picon bière cinquante centilitres. Cinquante. Pas un seul frisson sur ses bras, sépulcres de cicatrices d’une autre époque. Ce qu’on appelle l’Expérience. Gilles, cabotin discret, contresens vivant, se lâche. Je m’en fous. Il s’en fout. C’est pitoyable, c’est lamentable, c’est minable, pénible, déplorable, regrettable. Et mon cul, c’est du poulet ? T’en veux une aile ? Mais il s’en fout. Philippe déclame, décante, enchaîne et enchante, mais il n’est pas Apollinaire. Il demande au public payant son salaire érotique : il serait disponible pour bénéficier des fellations, au cas où. Demoiselles vous êtes libres de me la sucer, si vous voulez bien, bien entendu. Il n’est pas venu pour l’argent Philippe. Avec le temps, va, tout s’en va, mais il n’est pas Léo Ferré non plus. Nanà, pute germinale et maîtresse occasionnelle d’un chien d’ivrogne dépressif, regarde cette canaille avec toute la haine d’une mère manquée, mais son horizon à lui est en train de s’enfermer définitivement. Ton cul, salaud ! c’est le dernier chant du cygne d’une origine du monde à la fin de ses jours. Philippe nage magnifié dans la boue de sa saloperie éblouissante, puis, d’un coup, il lance son cri de bataille, son passe-partout, et Mon cul c’est du poulet ! Après il plonge dans l’acide de la nuit des temps, va, tout s’en va, cabillaud d’océan écrasé par la marée noire et sombre de ses 45 cercles et quelques.
En ce moment je vois ma vie se précipiter dans un ravin d’acrylique obscur, mais du mauvais. Le piano s’arrête, le pianiste aussi, la vache. Il se lève, en sourdine, il s’approche du corps putréfié, le calvados a passé vingt ans dans une barrique à cognac, ses larmes normandes brûlent les foies des survivants, mais Philippe ne s’en aperçoit que maintenant. C’est tard. Il ne suffira pas d’un soupir essoufflé d’une jolie dame, ni de la poitrine plantureuse d’une buraliste italienne. Pour le réveiller il nous faudra un sacrifice à Dieu, Notre Seigneur. C’est le pianiste qui le dit, le piano aussi, la vache. Il se charge de repérer la bête : il sort en passant sur une croix, ni blanche ni rouge. Nivert. Il rentre quelques minutes après, ses aisselles sentent la transpiration des jours qui pissent, le monde tourne en sens interdit. Gilles, quant à lui, il s’en fout. Le pianiste, bourreau biblique, porte dans ses bras l’objet du sacrifice. On le regarde, le sang coule à flots, l’abattoir est prêt à rendre service au Seigneur. Le bourreau enlève le kraft qui couvre la future dépouille, héros inconscient qui veille sur la nuit de Philippe. La surprise est générale, l’étonnement aussi : ce n’est pas un agneau de Dieu, pas non plus un cochon ou un petit veau, ce n’est pas une chèvre ni un canard, pas une brebis ni un poney, la vache. Et non Mesdames et Messieurs, et bien, c’est du poulet ! Mon cul.
Merci à vous tous pour les commentaires, ça me fait vraiment plaisir. Daryl, en effet je suis un rital 100%, avec beaucoup de Sardaigne dans les veines.
· Il y a plus de 11 ans ·roberto-lapia
un mood qui percute !
· Il y a plus de 11 ans ·thanks a lot for sharing this text, Dary!
smilling-cocoon
Bravo,bien beau mord,sceau de blanc au bleu d une page,Merci au passage pour le partage,vive le pouls,l,haie,aux herbiers,Bonne soirée a vous.
· Il y a plus de 11 ans ·Fil,Hip,Oohhh, 18 Rockin Cher
je partage les commentaires élogieux de mes amis welovediens.Merci Dary .
· Il y a plus de 11 ans ·la-vie-en-rose
je suis comme Lyselotte, pour les références.. ce texte est percutant ! merci Dary ^^
· Il y a plus de 11 ans ·insane
Punaise, il secoue ce texte. Superbe coup de patte, j'ai pas toutes les références pour apprecier ce post à sa juste valeur, mais les mots tracent un sillage persistant et profond. Merci cher Dary, pour le partage.
· Il y a plus de 11 ans ·lyselotte