Mon dernier patient

Cédric Lemaire

La journée mémorable d’une femme médecin, maman espiègle qui s’occupe seule de son enfant à l’esprit affûté. Ce n'est pas sa copine fantasque qui l’aidera à gagner en maturité. Autre chose, peut-être?

Cela avait commencé comme un trait d'esprit, et je l'ai finalement adopté : je suis bobologue. C'est une patiente, devenue depuis mon amie la plus fantasque et la plus attachante, qui a ainsi baptisé la profession de médecin généraliste que j'exerce dans un quartier plutôt huppé. Il est vrai que je croise dans mon cabinet beaucoup de bourgeois-bohèmes venus soigner de petits bobos insignifiants.

Il n'en a pas toujours été ainsi. J'ai commencé ma carrière sur le terrain, juste après l'obtention de mon diplôme. Grâce à Médecins Sans Frontière, j'ai consacré pendant deux ans mon énergie à ceux qui en avaient le plus besoin. J'ai participé à sauver de nombreuses vies, et j'en tirais beaucoup de satisfaction et de fierté.

Pendant mes temps de loisir, je me lâchais comme une folle, pour me vider la tête. Je redevenais la jeune fille insouciante et pleine de vie qui était reléguée au second plan lorsque je m'appliquais à soigner mes malades.

C'est à cette période que je me suis mise à fréquenter un jeune aventurier. Il savait me faire instantanément oublier la misère que je côtoyais la journée. Il avait arpenté l'Asie dans tous les sens et en revenait avec une foule d'anecdotes, certaines chargées d'émotions, et d'autres désopilantes. C'était un conteur né. A côté de cela, sa vie était une éternelle improvisation et, débordant d'assurance, il la traversait avec une grande spontanéité. Sa gestuelle très féline, son esprit, son rire, son aura, l'attention qu'il me portait, tout en lui m'enflammait.

C'était un être indomptable, épris de liberté, et j'avais parfaitement conscience qu'il n'était pas prêt à se fixer. Ce feu follet aurait étouffé. Aussi, lorsque je découvris que j'étais enceinte, je pris la décision de le lui cacher. Je ne voulais pas qu'il se sente obligé d'abandonner sa nature pour se résigner à embrasser des responsabilités de père qu'il n'avait pas choisies. Il se trouve que ma mission touchait à sa fin. Je lui laissais un mot d'adieu, ou plutôt une déclaration d'amour, dans laquelle je ne dissimulais rien de toutes les émotions qu'il provoquait en moi, de tous les sentiments que je ressentais pour lui. Sans y exposer les motivations de mon départ, je quittais le camp pour ne plus jamais le revoir.

N'empêche, son absence me coûte encore jusqu'à maintenant. J'ai le souvenir confus d'avoir rêvé de lui cette nuit. Il n'est pas encore l'heure de se lever. Un bruit régulier et apaisant de succion me fait progressivement émerger du sommeil. A mes côtés, mon garçon dort à poings fermés, deux doigts baveux dans la bouche et le doudou calé contre le visage. Pendant la nuit, il a dû s'échapper de son lit pour se pelotonner sous ma couette, et je ne l'ai même pas entendu. Je le contemple pendant plusieurs minutes. Il finit par le sentir, et sa respiration régulière laisse place à un petit grognement. Il ouvre un œil. Je glisse la main dans ses cheveux.

- Bonjour, ma petite peluche !

- B'jour m'man ; je suis plutôt du lierre, tu vois.

- Tu préfères ?

- Oui, parce que le lierre, il grimpe autour des roses.

Passant de la parole aux actes, il s'enroule autour de moi avec un bras et une jambe, puis vient se blottir confortablement.

- « Je suis ta rose ? ». Il est trop mignon, mon petit bonhomme.

- « Ce matin oui, mais pas quand tu me grondes. ». J'imagine qu'il doit alors plus me représenter sous la forme d'un roncier ou une plante carnivore. « Et le lierre, les roses, il les étouffe ! ». Ah ! D'expérience, je perçois à l'intonation employée qu'il va y avoir de l'action. Les dernières brumes du sommeil ne vont guère tarder à se dissiper en ordre dispersé.

Mon petit gars se jette sur moi pour me serrer de toutes ses forces. J'en profite pour tenter de l'attraper, mais il s'échappe comme une anguille. Il aime bien chercher les câlins, mais il n'aime pas trop les recevoir. Il bondit hors du lit et court jusqu'à sa chambre. Je ne crois pas qu'il sache marcher sans courir. Les voisins du dessous vont encore jouer du balai. Ils communiquent en Morse. Trois coups bien sentis signifient : « On se calme, là-haut ! ». J'imagine leur plafond martelé de petits cratères.

Je m'extirpe du lit comme une larve. Une journée un peu compliquée s'annonce. Direction la salle de bain. Je m'amuse à faire des grimaces devant la glace. Je tords la bouche, fronce le nez, tire sur les paupières, sors la langue et sautille sur un pied. Comme si ça ne suffisait pas, je rassemble mes cheveux en vrac au-dessus du crâne et les fais tenir avec un crayon. J'ai l'air complètement fofolle. Il faut que je partage ça avec mon fils ! Je me précipite hors de la salle de bain. Il passe justement dans le couloir.

- « Regarde la tête que j'ai ! » lui dis-je en roulant des yeux et en inclinant la tête sur le côté, laissant pendre quelques mèches n'importe comment, certaines me tombant devant les yeux.

Il s'interrompt, me regarde d'un air affligé et rétorque, dans un demi-soupir :

- Maman ! Tu ne peux donc jamais cesser de faire l'enfant ?

Je le dévisage, interloquée. Il est coiffé d'un casque de soldat gaulois. D'une main, il brandit un glaive, tandis que de l'autre, il porte un bouclier.

- Non mais ! Parce que tu t'es vu là, toi ?

Il tend les bras bien écartés et me regarde droit dans les yeux, comme si j'étais la dernière des demeurées :

- Oui, mais moi c'est normal, je suis un petit garçon !

Et comme je reste ahurie, il rajoute :

- Tu ne te souviens pas ?

Là-dessus, il lève les yeux au ciel et poursuit son chemin. En courant, naturellement. Je reste figée dans ma position de travers, à digérer ses propos… Il n'a pas tort. Quoi qu'il en soit, pour le selfie à deux, c'est raté.

Je crie pour qu'il m'entende :

- Et bien le petit garçon, il va s'habiller et préparer son petit déjeuner tout seul, tandis que sa maman au comportement puéril tentera d'émerger tranquillement de son état régressif, hein ?

- « Ça ira pour cette fois, mais que cela ne se reproduise pas ou je finirai par appeler les services sociaux ! » hurle-t-il à l'autre bout de l'appartement. Je soupire. Il ne manquerait plus que les voisins du bas interceptent ses propos !

- Dis-donc ! De qui tiens-tu d'avoir la langue aussi pendue ?

- Devine !

Je suis sidérée par son sens de la répartie. Et il n'a pas encore 10 ans ! Sur cette constatation, j'abdique et je m'enferme dans la salle de bain. Ce n'est pas pour dire, mais au regard du programme de la journée, il y a du boulot.

Au bout de 20 minutes, il revient à la charge, impatient.

- Maman ?

- Oui ?

- T'es morte ?

- Non, je ne crois pas. Sinon, comment ferais-je pour te répondre ?

- Ça ne veut rien dire. Tu pourrais très bien être une zombie… Est-ce que tu sens la charogne ?

Charmant, le garçon ! C'est dans ces moments-là que je me prends à regretter de ne pas avoir de petite fille.

- Je ne peux pas te dire. Je me suis aspergée de parfum.

Là-dessus, je sors de la salle de bain. Il me regarde d'un air désapprobateur :

- Je n'aime pas quand tu te déguises en Amazone.

Il est vrai que j'ai sorti le grand jeu. Ma tenue, de deux pointures trop serrée, met méchamment en valeur ma féminité. Ça va faire un carnage dans la population masculine. Aujourd'hui, des têtes vont se dévisser après que les yeux auront jailli de leurs orbites, façon Tex Avery. J'effraie mon fils lorsque je suis apprêtée de la sorte. Il voit une femme se substituer à sa mère. Cependant, j'ai mes raisons :

- Je travaille mon argumentaire. Je dois convaincre le banquier de prolonger mon découvert.

- C'est sûr que là, il ne va pas en placer une.

Offusquée, je proteste :

- Tu exagères ! Je ne suis pas une pipelette !

- Ce n'est pas ça. Déjà, lorsque tu es juste jolie au naturel, tu lui coupes le souffle et il ne peut pas commencer ses phrases sans bégayer ni tirer sur son col pour pomper un peu d'air. Ce coup-ci, il aura droit à la syncope. Heureusement que tu es médecin.

Il est bien perspicace, mon garçon. C'est vrai que je l'ai toujours trouvé un peu malhabile et emprunté, mon banquier. Je le saisis par l'épaule et le serre contre moi.

- « C'est gentil, mais garde tes jolies phrases pour la petite Lucile, Dom Juan. ». Je ponctue ma réplique d'un clin d'œil bien appuyé.

- « Je ne vois pas ce que tu veux dire » répond-il en rougissant jusqu'aux oreilles. « Et de toutes les manières, elle n'aime pas les têtes de premier de la classe. »

Je m'en veux de l'avoir embarrassé. Je poursuis :

- Tu n'as pas une tête de premier de la classe.

- Peut-être, mais je suis premier de la classe.

- Si c'est ce qui t'inquiète, rassure-toi, tu n'as pas la dégaine d'un intello barbant. Tu gardes toutes tes chances. Sers-lui le quart des compliments que tu fais à ta mère, et elle tombera en pamoison. Mais ne tente pas l'insouciance scolaire comme technique de drague pour obtenir ses faveurs ou je t'étrangle.

Je le regarde. C'est fou comme je retrouve son père en lui. Les mêmes yeux verts au regard direct, la même posture assurée, le même esprit vif, certaines intonations de voix, une sensibilité bien particulière. Non, mon fils. Reste tel que tu es, et celle que tu choisiras ne résistera pas à ton charme.

- Puisqu'on parle de scolarité, cela me fait penser qu'il faut que tu signes mon bulletin. Je dois le rendre ce matin.

- En bref, j'ai 5 minutes pour le lire, quoi ! Je dois m'attendre à quoi ?

- Temps calme, mer agitée.

- Je m'attendais à un bulletin scolaire et tu me sers un bulletin de météo marine. Tu peux décrypter ?

- Les notes, c'est ensoleillé, ce sont des A partout. Le comportement, c'est un peu houleux, j'ai plein de gêneurs… Ah ! Et la maîtresse envisage de te convoquer.

- « Moi ? Pourquoi ? J'ai rien fait ! » me récrié-je par réflexe. J'ai toujours ressenti une petite pointe d'aversion pour l'école et une certaine crainte mêlée de respect à l'égard du corps professoral.

- J'ai rendu une rédaction genre gore. Je me suis lâché. Un vrai massacre. La maîtresse veut s'assurer que je ne suis pas victime de sévices à la maison.

- Allons bon ! Voilà que j'ai engendré un psychopathe ! Le coup de tout à l'heure avec la maman zombie nauséabonde, ça aurait dû me mettre la puce à l'oreille. Il faut arrêter de visionner Bob l'Eponge en boucle, ça te ravage le cerveau. En attendant, je planque les couteaux de cuisine. Tiens, reprend ton bulletin, je l'ai signé. Et récupère ton casque, mon petit marin préféré, on met les voiles.

Ce matin, je l'accompagne à l'école en moto, comme à chaque fois que le temps le permet. Le pilotage d'un deux-roues est indispensable à mon équilibre. J'ai besoin de sentir l'air me fouetter le visage et le vent s'engouffrer dans mes cheveux. L'agilité que procure la conduite de cet engin m'affranchit de suivre ces lignes droites que le ruban d'asphalte impose normalement au conducteur. Je laisse exprimer mon côté rebelle, fille du vent, cet aspect de ma personnalité qui, sans oublier la prudence, ne veut pas se conformer aux règles, et me pousse à prendre des diagonales, à tisser des trajectoires qui s'apparentent à une chorégraphie où seraient dessinées des courbes au milieu de traits rectilignes, à m'infiltrer de ci de là. Bref ! Quel sentiment de liberté !

Pour l'heure, cette sensation de bonheur est mise en veille. La circulation est tellement dense qu'il n'y a pas moyen de remonter la file. Nous restons coincés dans les embouteillages. La voiture devant nous s'est déportée légèrement sur la file d'à côté. Impossible de se faufiler. Je cherche le visage du conducteur dans le reflet de son rétroviseur. Il est en train de me scruter d'un regard hargneux, les lèvres blanches de crispation, et il se resserre de quelques centimètres supplémentaires. Je pousse un soupir : encore une attitude délibérément hostile envers un deux-roues. Mon fils prend la posture raide d'un personnage saisi de profil sur un bas-relief de l'Egypte antique. Je ne vois pas sa tête, mais j'imagine la moue délirante qu'il doit jouer. Sur un ton rigolo, il demande :

- Pourquoi il ne bouge pas, le monsieur ? Il a fait un AVC ou quoi ?

Je le réprimande. Je n'accepte pas le manque de courtoisie sur la route. D'un autre côté, la petite scène comique qu'il a jouée pour mimer ses propos m'amuse, et je sais qu'il en a pleinement conscience, l'animal. Cette situation de blocage n'est pas amenée à s'éterniser. D'ailleurs, les voitures se mettent en branle, et je trouve une brèche pour m'engouffrer. Je me glisse au niveau du conducteur. Tout son corps est arc-bouté sur son volant, comme s'il craignait qu'on le lui dérobe. Je lui décoche mon plus beau sourire. Il est furibond. Je sors mon bâton de rouge à lèvres et j'esquisse en une fraction de seconde un cœur monumental sur son carreau, auquel j'ajoute une paire de lèvres charnues qui posent dans un baiser. Son sphincter buccal se relâche d'un coup, laissant sa mâchoire pendre sous une bouche hébétée. J'éclate de rire et prends la tangente. Dans mon rétroviseur, je vois mon petit passager hocher de la tête, avec un sourire jusqu'aux oreilles. Je m'inquiète brièvement du modèle parental que je renvoie à mon fils.

Je le dépose à l'école devant laquelle, pour une fois, il est fier d'exhiber sa maman toute joliment habillée. D'ordinaire, il préfère que je l'abandonne un peu à l'écart. La journée s'enchaine. Après un passage rocambolesque à la banque, je me rends à mon cabinet où j'enchaine les consultations jusqu'en fin d'après-midi. Il ne doit plus rester grand monde dans la salle d'attente. A peine ai-je entrouvert la porte de communication, qu'un ouragan s'engouffre dans la pièce.

- « Bonjour ma chérie ! ». Deux smacks bien sonores viennent ponctuer les salutations de ma copine.

C'est son style. Lorsqu'elle a besoin de se confier, elle n'hésite jamais à se prendre un créneau dans mon planning. Je soupire. Ce n'est pas en faisant du bénévolat que je vais renflouer mon compte en banque. Elle me saisit par les épaules et me scrute de haut en bas.

- Mais ma parole, tu es grave canon, ma belle !

- Je devais convaincre mon gestionnaire de compte d'accepter la prolongation de mon découvert.

- Tu t'es vue ? T'es une vraie bombe atomique ! Il a dû te signer une prolongation ad vitam aeternam avant de tomber en syncope !

- C'est amusant que tu dises ça. C'est ce que mon fiston a présagé ce matin. Et c'est effectivement ce qu'il s'est produit.

- Non ! Pas possible ! Il a fait une syncope ? Et tu l'as ranimé ?

- Oui, mais comme il en pince pour moi, je craignais qu'il ne simule un malaise. Du coup, j'ai écarté d'office la technique du bouche-à-bouche, et j'ai opté pour une méthode plus rustique, mais qui a fait ses preuves.

- A savoir ?

- La paire de claques. Et j'ai ainsi fait d'une pierre deux coups. Non seulement il est revenu à lui, mais en plus, je me suis fait plaisir. Ça faisait longtemps que j'en mourais d'envie. Et la dernière que je lui ai administrée, tout bonus parce qu'il avait déjà repris conscience, c'était pour lui faire payer le fait que l'autorisation de découvert allait devoir être ajournée à cause de son problème de santé.

- Tu dois l'avoir mauvaise !

- Pas vraiment. Le souvenir de la marque de mes mains sur ses joues rebondies a illuminé toute ma journée.

- Ceci dit, tu ne vas pas non plus faire une montagne d'un petit découvert. J'en ai tout le temps. Et les médecins, c'est plein de tunes.

- « Et les comédiennes, ça a la cuisse légère » rétorqué-je tout de go.

Elle empoigne la chair de sa cuisse à deux mains, et elle l'avise d'un air pitoyable.

- Légère ? Tu parles ! J'ai pris deux kilos ! Mais si tu voulais faire référence à mon manque de discernement avec les hommes, ça tombe bien, je voulais justement te consulter !

Je prends mon visage à deux mains. Ce n'est pas vrai ! Démêler les affaires de cœur de mon amie aurait dû figurer parmi les douze travaux d'Hercule. Sans attendre, elle s'allonge sur le lit d'examen médical.

- Tu sais que tu peux laisser tomber le divan ? Je ne suis pas psychanalyste.

Elle prend le temps de me dévisager puis, avec une petite moue, elle rétorque :

- Tu devrais faire l'affaire. Et puis, ces nouvelles chaussures me font mal aux pieds. La position allongée est trop confortable !

- OK, soit. Confie-moi ce qui te tracasse.

- « C'est mon homme ». Et comme j'affiche un air interrogateur : « Celui que j'ai recueilli le mois dernier ».

- Le guitariste trop craquant qui squattait de planque en planque avant de venir s'échouer chez toi ? Tu étais transportée par sa musique et par sa voix mélodieuse.

- Oui, sauf qu'il ne joue plus du tout. Il reste vissé au canapé et se gave de jeux vidéo et de télévision toute la journée, avec une petite bière de temps en temps pour tenir le coup nerveusement. De sa voix mélodieuse, je n'entends plus que le rot bien sonore qui claque pour accompagner la dernière goutte de sa canette. Il a même rapproché le frigo pour enchainer sur la suivante sans avoir à se lever. Et il ne se lave plus. Ça pue le chacal.

- Vois s'il n'y a pas une solution pour glisser la douche entre le canapé et le frigo.

- Très drôle ! Tu ne m'aides pas beaucoup, là !

- Tu ne voulais pas changer ton canapé ?

- Et alors ?

- Si tu t'en débarrasses, vont partir avec, toutes les bricoles indésirables fixées dessus, et qui font tâche …

Elle reste un instant perdue dans ses pensées. Ses yeux pétillent soudain :

- C'est vrai que j'ai repéré un petit canapé tout à mon goût. Il irait très bien dans le salon. Tu as raison. Par mesure d'hygiène, je dégage l'ancien, et avec, les parasites qui l'occupent.

Là-dessus, elle saute prestement à terre, me fait une bise très sonore sur la joue et s'envole jusqu'à la porte. Elle s'apprête à l'ouvrir lorsqu'elle ajoute :

- « Au fait ! Ton dernier client est trop torride, veinarde ! J'ai tout tenté pour attirer son attention, mais il paraissait préoccupé. Je l'aurais bien cajolé, le pauvre petit chéri. » Elle me lance un clin d'œil.

Je lève les yeux au ciel.

- Ce n'est pas un client, c'est un patient ! Allez ! Fais entrer le bel Apollon. Et tiens-moi au courant, pour ton musicien.

L'homme entre. Mon corps réagit le premier. Une profonde décharge d'adrénaline me traverse. Mon cœur s'emballe. Mon visage s'empourpre. J'éprouve un vertige suite auquel je manque trébucher. Sonnée, je ne comprends pas ma réaction. Et tout me revient. Ma chair avait été plus prompte à se souvenir que mon esprit. Sa silhouette, sa démarche, son sourire en coin, l'odeur épicée qui l'accompagne… L'amnésie qui avait engourdi ma mémoire de ses propriétés anesthésiques vient de voler en éclats, et notre histoire rejaillit brusquement, trop violemment. Je suis bouleversée. Je crie. Je pleure. Je ris. J'ai perdu mes esprits.

Dans un élan dicté par la spontanéité, je me blottis contre lui. Ses bras m'enveloppent. Mes mains tâtonnent, s'infiltrent, attirées par la chaleur de son corps. Elles glissent sur sa peau. Je sens ses caresses, je goutte ses lèvres, je perçois sa passion. Nous nous apprivoisons à nouveau. Ces dix années de séparation semblent n'avoir jamais existé. Je n'avais jamais osé mesurer à quel point il avait compté pour moi, et je prends conscience que c'est le seul homme avec lequel je me sois vraiment accordée. Bientôt, le flot d'émotions et de sentiments mêlés me transporte et transcende si puissamment l'acte d'amour, qu'il ne tarde pas à déclencher en moi un cocktail explosif d'une intensité telle, que je reste quelques instants pantelante, à demi inconsciente.

Je suis à présent collée contre lui, et chaque parcelle de ma peau s'efforce d'entrer en contact avec la sienne. Je ressens une grande plénitude. Jusqu'à présent, pas un mot n'avait été prononcé entre nous. Il commence à parler :

- Même après t'avoir rencontrée, je restais persuadé d'être libre de toute attache, de pouvoir prendre mon sac et de partir sans regret, à la recherche d'autres peuples, d'autres cultures, d'autres amis à venir.

Il me presse très fort contre lui, comme s'il redoute que je disparaisse. Il reprend :

- Lorsque tu m'as quitté, j'ai réalisé que je n'étais déjà plus un homme libre, et que j'étais pourtant comblé. Tout ce que je désirais dorénavant, c'était de mettre mes pas dans les tiens. Ta lettre m'a beaucoup aidé à tenir le coup toutes ces années où je t'ai cherchée. Sans elle, je me serai laissé croupir dans un coin.

Je culpabilise de ce qu'il a pu endurer. Là-bas, autrefois, je ne m'étais pas rendue compte avoir pris tant d'importance à ses yeux. En comparaison, ces dix années avaient été faciles à traverser pour moi. J'avais son fils à chérir, son fils, tellement plus précieux qu'une lettre, son fils, en lequel je vois tant de lui.

Je le contemple. Il me sourit. Je prends la parole :

- Je ne suis pas seule.

Il blêmit et s'écarte instinctivement de moi.

- J'ai un enfant.

Il paraît soulagé et se colle à nouveau contre moi.

- Ton fils.

Il reste pétrifié un moment, à encaisser ma révélation, puis les larmes viennent et son visage s'illumine.

Voilà ! Notre clan va se compléter, rejoint par le père et le compagnon qui lui a toujours manqué.

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