Monochrome

Monochrome ! Le monde est devenu monochrome le 7 ou le 6. Oui, je crois bien que c'était le 7. Même si les historiens s'entendent pour dire que cela avait commencé avant. Il y en a même un dont j'ai oublié le nom qui situe l'origine du phénomène en 1933. 

D'abord, nous explique-t-il, un glissement s'est opéré de manière insidieuse au sein des esprits les plus placides pour gagner (bien que j'ai du mal à appeler cela un gain alors que vous vous en rendrez compte au fil de mon récit, ce ne fut que perte graduelle et pernicieuse) pour gagner disais-je les esprits les plus acérés. Le jaune d'or fut affiché comme un blâme pour ensuite disparaitre comme des étoiles au matin, derrière l'écran des fumées noires et nauséabondes. Puis les hivers nous ont submergés d'un blanc glacial, de la neige qui tombe comme de la cendre, ou de la cendre qui volète comme de la neige. Le rose, le rouge, la gorge sèche, tel un saurien retourné comme un gant, les dents dehors chevaux de frise infranchissable, bloc de granit de la pensée noire qui déchire l'azur. 

L'azur aussi s'est dissout dans un ciel bas d'où l'horizon zigzague vers la mer en éclair blanc qui brûle les regards encore naïfs. Ferme les paupière pauvre monde, ferme les paupières, protège tes rétines si tendres et fragiles sous peine de perdre ta capacité à pleurer.

Je ne garde à l'esprit que la date du 7 Août. C'est le jour de mon anniversaire. Je crois avoir aperçu un pavot rouge dans le jardin de ma voisine, un seul comme une persistance, un pauvre souvenir, une tache de sang, dans le jardin de ma voisine, ou bien le chat (celui dont on disait avant tout ça « regarde ce chat roux qui dort sous le cerisier. Je n'ai pas non plus oublié le nom des choses et des couleurs que nous nommions. Rose rouge, iris violet, lilas blanc, lilas lilas, vert pré ou amende, ou… elles avaient même des numéros ces innombrables nuances végétales, des références. 

C'est ce jour-là que les bougies sur le gâteau au chocolat ont fondu d'un même élan. Un bruit comme un cri venu de la ville s'est propagé, tsunami, saturation, souffrance. Je ne savais plus si mes mains protégeaient mes yeux ou mes tympans. Mes mains auraient bien fait ce jour du 7 août de devenir aussi immenses qu'une vague, elles auraient été en capacité d'effacer la nuit, d'effacer les cris, de gommer les éclaboussures, de recoudre les déchirures. Dans le jardin de notre voisine le chat est mort. C'est un chat gris couché dans la cendre de la maison de ma voisine. Un arbre se penche vers mon jardin. Il y longtemps, du temps où nous étions jeunes, ses fleurs étaient des fleurs de cerisiers. Si je vous dis qu'elles sont roses cela provoque-t-il  un écho dans vos esprits perdus. Vous souvient-il de ces nuances que l'on imaginait en regardant une photo en noir et blanc, quand nous étions capables d'y déceler les sentiments et la beauté ? Te souviens-tu de la robe rouge que je portais pour mon précédent anniversaire ?

Le monde est monochrome et bientôt nous aurons oublié les couleurs et même les mots pour dire les couleurs. Les nuanciers donnent des pourcentages, ils vont du gris au gris, du blanc vers le noir. Les nuits sont plus longues, les gris sont plus sombres, les rires… je ne peux pas te parler des rires cela fait si longtemps que je n'en ai pas entendus. Le 7 août la vie s'est arrêté.