Mots... et maux... émotion...

pascale91

"Votre récit m'a transportée. Au fil des pages, vos personnages acquièrent une densité qui les rend particulièrement attachants, on a envie de s'identifier à eux. Vous avez réussi à donner une intensité à la fois drôle et dramatique à la passion que vous décrivez. Quelques modifications sont à prévoir, mais votre manuscrit correspond parfaitement à ce que nous recherchons...". Ca fait chaud au coeur, hein ?! C'est la cinquième réponse qui me parvient, et elle sera la seule en définitive, à gratifier ma prose d'un tel éloge. Mais je viens juste de glisser un orteil dans la grande fourmilière de l'édition, alors je joue les difficiles, le moral regonflé à bloc. Que l'éditeur en question soit un illustre inconnu, spécialisé jusque là dans la publication d'annuaires, et dont la portée de tir ne dépasse pas un ou deux départements du nord de la France, m'incite à rejeter la proposition avec courtoisie, mais ne dévalorise que faiblement la teneur apologique du commentaire. Evidemment qu'il est bon, mon bouquin, c'est moi qui l'ai écrit ! Il était temps que quelqu'un s'en aperçoive. Maintenant que c'est chose faite, je ne doute pas que la chance va tourner.

Une quinzaine de déconvenues plus tard, deux trois concours soldés par de cuisants échecs, et le moral est retombé à zéro. Peut-être que j'aurais dû céder mon roman aux Ch'tis après tout. Il n'y a pas de honte à en vendre quarante exemplaires et à déplacer l'intrigue à Roubaix ou à Dunkerque ! "Les amants de Berck Plage", c'est pas si mal comme titre. J'aurais pu m'y faire à la longue ! Puis ce n'est pas ma faute si la littérature populaire n'a pas la cote dans le monde de l'édition. Passons ! Impénétrable fourmilière. Je balancerais bien un gros coup de pied dedans !

L'amertume et la frustration guettent les néo-auteurs en quête de reconnaissance. Les réponses laconiques autant qu'impersonnelles me dépriment : "Votre manuscrit, enregistré sous la référence huit-cent-quarante-douze, n'a pas été retenu par notre Comité de lecture...", "Bien que votre manuscrit présente un certain intérêt, etc...", "Des contraintes éditoriales, tout à fait étrangères aux qualités de votre texte, nous empêchent d'en envisager la publication...", "Malheureusement...", "Nous sommes désolés de...", "Nous regrettons de...", et blablabla... Merde ! Du verbiage, tout ça, mais les regrets, ils sont pour moi ! Et quand quelqu'un prend la peine de le lire vraiment, la critique m'ulcère. On me flatte faussement en me reconnaissant une "certaine aisance rédactionnelle", avant de me torpiller à grand renfort de "structure décevante" et de "manque d'originalité". Et qui me dit ça ? Ceux-là mêmes qui publient du Gavalda, du Foenkinos et du Chick Lit de haut vol. Et là, la mauvaise foi et la colère m'emportent. Parce qu'on ne le sait pas dès le début, peut-être, que le cuistot bourru va sauver la jolie artiste anorexique qui n'en finit pas de se chercher ?! Et oui, les succès populaires sont rarement les plus originaux et pour s'aimer, faut bien être ensemble, c'est tout ! Quant à Foenkinos, le nouvel auteur tendance, a-t-il fait la trouvaille du siècle en racontant qu'on peut reprendre goût à la vie grâce à l'amour ?! Je me révolte, je me rassure, en évitant de me remettre en cause, en oubliant que je les ai lus avec plaisir, ces deux bouquins. Ah, si seulement les romans étaient évalués par le public sans passer par l'incontournable verdict d'un jury professionnel blasé !

Heureusement, l'été arrive et je me gave tous azimuts pour retrouver l'inspiration. Je me délecte en m'auto-flagellant avec du Irving, du Lodge, du Harrison ou du Gaudé, parce que je me dis que je ne saurai jamais écrire. Je me régale aussi avec du tout-venant, pendant que l'espoir revient. Je reprends la plume, et j'éprouve un plaisir orgasmique à rejouer à Dieu. Le second bouquin sera le bon ! J'épure le style, j'ai l'impression d'aller à l'essentiel, je me sens pousser des ailes, puis je finis par raconter toujours la même histoire, sous un autre angle. Je voudrais écrire comme Irving et je fais du mauvais Musso. Confirmé par une copine qui compulse ma prose : "T'es au courant que Musso vient de pondre un roman qui commence exactement comme le tien ?". Ben non, je n'ai même jamais parcouru un Musso et je ne soupçonnais pas que j'arrivais trop tard, encore une fois. Je laisse tomber, je ne serai pas écrivain. Je tâche de tirer un trait sur mes velléités d'artiste. Mais j'ai un roman en cours dans mon disque dur et il n'est pas décidé à en rester là. Il me rattrape, il m'obsède, il me nargue. Je craque. J'ai besoin de le finir, de continuer à transcender la réalité. D'ailleurs, les livres relatent-ils autre chose que de vraies vies déguisées ?

Ca y est. Mon bouquin est presque achevé. Tant de semaines à buter sur les mots, à soigner les rebondissements et les transitions, à me battre avec des synonymes, à reformuler des paragraphes entiers. Ca pourrait ressembler à un pensum vu comme ça. Il n'en a rien été. La pudeur m'empêche de développer, mais je jure que j'ai ri, pleuré, vibré, à souffler le feu et la glace sur ma narration. De l'adrénaline par procuration ? Peut-être, mais bon dieu que c'est planant ! Je suis heureuse et triste à la fois, car dans quelques phrases, il me faudra lâcher ma trame et mes héros : les laisser subsister indépendamment de moi, accepter que les autres se les approprient, les affublent de leurs propres manques, désirs ou interprétations. Et encore, dans le meilleur des cas.

Quels autres ? Une poignée de proches, qui liront ma prose avec compassion, pour me rassurer ? Puissent-ils au moins y prendre plaisir, éprouver de vraies émotions. Mais quel destin attend un manuscrit anonyme ? Ecrivain en herbe, à l'instar de tant d'autres, je ne peux me recommander de personne et mon récit n'est probablement extraordinaire qu'à mes yeux. Peu de chances qu'il bénéficie d'un accueil plus chaleureux que le précédent, que les lecteurs se l'arrachent un jour aux rayons des librairies.

Alors pourquoi ? Pour l'amour d'écrire, et d'écrire encore simplement. Pour le plaisir de partager aussi... avec une vingtaine, une trentaine de convertis ? Si peu soient-ils, ils sont l'aboutissement. Magie incomparable de faire rêver les autres tout en rêvant. Et tant pis si nous racontons toujours la même histoire, au fond. Pourvu qu'il n'y ait que nous qui le sachions...

  • Merci pour ces deux commentaires. Comme je le dis dans mon essai, "ça fait chaud au cœur", et ça m'a permis d'aller découvrir ce que vous faisiez. Vous avez raison, Omicron, il y a beaucoup de gens qui écrivent vraiment bien, dans des styles très différents. J'en étais convaincue avant d'avoir consulté vos proses respectives. J'en ai une confirmation supplémentaire.On n'a plus qu'à continuer alors, en espérant... rien peut-être, ou tout : juste se faire plaisir, et c'est déjà beaucoup.

    · Il y a presque 13 ans ·
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    pascale91

  • Je suis tombé sur votre texte par hasard et je me suis régalé à sa lecture. J’y vois « une certaine aisance rédactionnelle » :-) mais surtout beaucoup de finesse bien concrétisée par le choix des bons mots.
    Perso, je pense qu’on est tellement nombreux à vouloir écrire, et qu’il y a tellement de gens qui écrivent bien (et oui, de mon point de vue « le niveau monte » !), que.... vous devinez la suite.

    · Il y a presque 13 ans ·
    Omicron 1 orig

    Christophe Dessaux

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