Veuillez prendre un ticket

anne-s-giddey

Quand les Writers sont entrés dans Paris, ils sont arrivés en bandes, de nuit, comme des loups. Mais ils ont fait mieux, plus fort que les loups. Ils ont hurlé des lettres, les ont taguées sur la ville. Constatant que la répétition de leur signature leur apportait une certaine notoriété, ils l’ont multipliée, à l’infini. Entre les meutes, la compétition faisait rage. Bombes, marqueurs, éponges gorgées d’encre fraîche, partout leurs noms se sont affichés. Un seul mot d’ordre : être le plus visible et le plus présent possible. Bien sûr les graffiteurs piquaient leurs bombes dans les magasins, volaient leurs espaces publicitaires à la société. Il y avait de tout, de l’art et de la souillure. Massacrer Paris et vendre un produit, soi.

Le jour où je suis entrée en Internet, je suis devenue louve, une numériqu’écrivaine qui s’affiche sur écran plat, une grande carnassière. La caravane des éditeurs passe au loin, lourde, lente, lestée de tant de tapuscrits, écrasée de papier chiffon. Les chiens aboient, c’est un automate qui leur répond : « Veuillez prendre un ticket et attendre ». « Veuillez prendre un ticket et attendre ». « Veuillez… ».

Les éditeurs s’enfoncent dans un désert au Wi-Fi incertain, pendant que je m’éclate sur le Net. Je tague, griffonne, tatoue les murs des réseaux sociaux, des réseaux d’auteurs. Je vends un produit, moi. Quelques mots et puis s’en va. S’en revient avec une rime, s’en repart avec un morceau de phrase coincé entre les crocs. Des mots qui s’accidentent parfois, se cognent à un crasse dimanche en famille. A la racine de nos petites vies, des mots. En réponse à l’absurde, à l’absent, aux yeux qui piquent, aux mains qui se crispent sur l’accoudoir usé du dernier fauteuil. Des mots. A la joie, à la cambrure de nos nuits, des mots. Parfois, on en appelle à la somptueuse, usant de ces grands mots qu’on lâche pour donner du sens au monde, comme si le monde n’attendait que nous pour rectifier sa trajectoire.

Tout d’abord, il m’a fallu changer de nom. Un simple coup d’œil sur les statistiques de la critique littéraire m’a mise au parfum, il ne fait pas bon être femme. Désormais, je suis… Dorian Gray ! Je me suis même choisi une damnation : mes mots vieilliront à ma place ! On ne peut qu’aimer un auteur maudit… Comme Dorian qui, au travers de son portrait, assistait à sa flétrissure sans la subir, je regarderai mon écriture prendre de l’embonpoint, de la bouteille, s’affubler de rides et de pattes-d’oie. Sans broncher, je la laisserai se tortiller sous les stigmates de l’âge tout en gardant moi-même une plastique irréprochable… Une écriture se doit de gagner en profondeur sous la patine du temps, me voilà triomphante sur tous les tableaux ! J’ai signé pour une nouvelle vie, celle d’un vampire séculaire se nourrissant du sang de ses mots. Habillée d’un prénom d’homme et frappée d’une malédiction, j’ai pu abattre mon premier texte. Un bref hurlement alphabétique. Je l’ai posé sur un mur Internet et j’ai attendu. « Veuillez prendre un ticket et attendre ». « Veuillez prendre un ticket et attendre ». « Veuillez… ».

IL s’est présenté sans que je puisse le voir. IL m’a dévisagée, m’a fouillée entre les lignes. M’aimera, m’aimera pas ? Mon premier lecteur… Un monde nouveau m’est apparu. Depuis, je quadrille les réseaux d’auteurs comme les graffiteurs quadrillaient Paris. Partant des grandes artères, de la home page, je m’enfonce dans les ruelles y découvrant des crimes sordides, des carcasses en décomposition entre une scène de cul et une fresque historique. D’un mur à l’autre, je me frotte au nu, toise le torero, évite les balles. Je rebondis au hasard, un clic, coup de cœur, coup de sang, nouveau clic, c’est la case prison. Un texte me mord, me séquestre entre ses mots.

Mais ce soir, à taguer comme un spam, une mégalomanie virale, mon ordinateur s’est fait bousiller en retour, écran noir. Quarantaine. Les Writers aussi ont connu le bâillon. Répression, nettoyage. Certains sont sortis des terrains vagues pour entrer dans des galeries. Ils ont mis leurs tags en cage, les ont posés sur des bouts de tissu tendus entre des morceaux de bois. Un truc préhistorique. Au moins, personne ne pissait plus sur leurs œuvres, plus personne ne baisait contre. D’autres sont restés illicites, ne pouvant renoncer à la vision de ces trains tatoués accélérant au lointain comme des tableaux errants. Une empreinte urbaine taillant sa route au milieu des arbres, des lacs et des montagnes. J’ai usé d’Internet, comme eux de ces trains, pour faire voyager mon écriture, l’envoyer en l’air, la propulser en apesanteur !

Devant l’écran noir, je me résous à enclaver mes mots sur du papier, un truc préhistorique, à les écraser entre deux pages. Plume, buvard, je réalise une superbe copie de professeur à la retraite. Mais avant de l’envoyer à mon éditeur, je prends soin de la tordre pour laisser goutter un à un tous mes mots, les regarder s’écouler dans mes paumes. Puis je passe ma langue louve au dos d’un timbre-poste et m’endors la nuque bien calée sur un dictionnaire, enfin vidée de toute rage après avoir dépecé Stendhal dans son entier.

La nuit, je laisse toujours une veilleuse allumée pour que les mots restent tapis dans l’ombre, qu’ils épargnent mon sommeil. Pourtant, vers minuit, je suis réveillée par ma plume qui halète… « Veuillez prendre un ticket et attendre, veuillez prendre… attendre… » Elle amorce des lettres sans les terminer. Elle dessine des roseaux qui se couchent. Je comprends soudain qu’elle m’échappe. Elle vient d’avoir mille ans. Mon écriture hoquette dans un dernier orgueil. Elle va s’éteindre, creuser sa tombe dans le papier froissé. L’encre pâlit. Je pousse un bref hurlement quand je comprends qu’elle va me laisser seule avec mon éternelle beauté, muette, emmurée dans une page blanche. La page blanche s’est refermée sur moi d’un coup sec, comme le couvercle d’un cercueil. Je crois bien que ce sont mes dern…

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