My friend

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Delhi me fatigue et Varanasi me manque. Je vais y retourner. J’y suis. La place de Sri Duga est bondée, comme toujours. Les samossas sont moins bons que d’habitude et je ne sais pas ce que je vais faire ce soir. Hey. No I’m not Italian. Oui je suis de France. Comment as-tu appris le Français ? Tu te débrouilles bien. Ce sont les meilleurs du quartier ? J’ai remarqué... Tu en veux un ? Sûr ? Non ça va, des pashminas j’en ai déjà vus toute la journée. Oui, toute la journée. Un chaï ? D’accord. Deux chaï please. Tu as appris le Français à l’école ?

- Non, pas école. Beaucoup touristes français. 

- Alors ton boulot, c’est de ramener les touristes dans la boutique de ton patron ?


- Oui moi très bon business. Tu veux qu’on jouer aux filles ?


- Quoi ? Jouer aux filles ? 

- Oui moi cherche une fille inde pour toi et toi cherche une fille france pour moi. 

- On va voir les filles et on leur demande ?


- ... 

- Demander aux filles. 

- Oh non non ! Juste regarder et choix. 

- Ok. Mais trouver une Française ici ça risque de pas être évident. 

- Vident ? 

- Ca va pas être facile. 

- Mais allemand ou amérique c’est bon pareil. 

- D’accord on va faire ça.


Et me voilà qui cherche une Française, une Américaine ou une Allemande pour un petit Indien qui ne doit pas avoir plus de 13 ou 14 ans. Et lui qui cherche une Indienne pour moi.

Tour à tour, il scrute le flot des passants avec son air le plus sérieux, se tourne vers moi en riant aux éclats, reprend son air sérieux, s'exclaffe... Mais les minutes passent sans qu’une jeune et charmante indienne ne fasse de même. La plupart des femmes que nous apercevons sont âgées.


- Arrêtes de te marrer comme ça ! Je vais terminer avec une vieille, fais quelque chose !


- Hein ?


- Fais pas semblant de pas comprendre.


- ???


- I will have an old lady so you are laughing at me!


- No, no ! dit-il avec un grand sourire.


- Hey my friend, the German girl that I found for you was nice.


- Yes, yes ! She was nice, really nice !

Nous parlons, nous rions, sans compter les chaï. La discussion a chassé le jeu comme l’Anglais le Français. Les paroles s’égrènent.


- Alors ça, c’est la grosse merde !

J’éclate de rire. Avec son air grave et sérieux, alors que nous avions dérivé vers l’Anglais compte tenu de ses difficultés en Français, il s’esclame : Alors ça, c’est la grosse merde ! Le contexte s’y prêtait. Les coupures de courant générales ne surviennent sans doute pas tous les jours dans le cœur de Varanasi.

Le lendemain soir, nous avons rendez-vous au même endroit. J’ai dix minutes de retard mais il n’est pas là. Serait-il déjà parti ? J’attends un peu puis vais faire quelques pas. Lorsque je reviens, pas davantage de trace de my friend. Voilà un mois que je voyage dans ce pays et ce môme constituait la première véritable rencontre de ce séjour. J’aurais aimé le revoir.

Une heure plus tard, après avoir une nouvelle fois contemplé les scènes qu’offrent les bords du Gange, sur le chemin de mon hôtel, je traverse la place du rendez-vous. Il est là ! Je comprends à peine ses explications mais je suis ravi de le retrouver.

- On va manger bières mister !

- Manger des bières ? Avec une cuillère ?


- ???

- On dit « boire des bières ».

- « Boire des bières ».

- Oui.

- Ok, nous boire bières. Mais aller maintenant sinon trop tard.

Je le suis. Une certaine surprise m’habite car depuis le début de mon périple en Inde, je n’ai pratiquement vu aucun lieu qui vendait de la bière, en dehors de deux ou trois bars de style occidental. Et je doute qu’il m’emmène dans un lieu de ce type.

Après avoir marché une vingtaine de minutes, nous entrons dans une échoppe. A l’intérieur, un homme allongé sur un immense congélateur et presque rien d’autre. Nous lui demandons deux bières et il nous tend deux bouteilles d’au moins un demi litre. J’ai à peine le temps de payer que mon compère est déjà ressorti. Ou est-il ? La foule est dense…

Hilare, il me regarde à travers une fenêtre, cinq mètres au dessus du sol. Je m’engouffre dans l’escalier qui jouxte l’échoppe. Il mène au deuxième étage d’un bâtiment dont la construction a été interrompue. Sur ce deuxième étage devenu un toit, beaucoup de personnes sont assises à même le sol et conversent, des bières à la main.

Nous les imitons. My friend me raconte son histoire. Orphelin de sa mère dès la naissance, de son père à 10 ans, issu d’une chaste élevée mais d’une famille pauvre, il a jugé qu’il s’en sortirait mieux en ville. Depuis, il multiplie les ruses pour inciter les touristes à entrer dans les boutiques des commerçants. Le hoquet l’empêche à peine de s’esclaffer, en évoquant quelques anecdotes. Et je constate que son Espagnol vaut son Français.

My friend me parle maintenant de son pays et j’ai l’impression de mieux saisir certains comportements. Sa maturité me fascine. La conversation dure et à l’issue de celle-ci, avec un pincement au cœur, je dis au revoir à mon acolyte. Je dois quitter Varanasi demain matin.

Mon sac est prêt, je viens de vider un chaï sur la terrasse et il est temps que j’y aille. Je sors, marche une dernière fois dans les rues de Varanasi et prends un rickshaw pour la gare. Le rickshaw file à travers des quartiers dans lesquels je ne suis pas passé. Il file depuis quinze minutes déjà quand, d’un coup, à une dizaine de mètres, j’aperçois my friend ! Je me lève et le chauffeur ralentit. Mister, everything ok ? Yes my friend but I’m late for the train ! Le rikshaw ne s’arrête pas. My friend s’éloigne, agite sa main, l’air sérieux. Petit chef dans la ville, petit chef de quelques rues, j’espère que tu t’en sortiras. My friend, je ne sais même pas ton nom.

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