Nouvel-an chez ma soeur

petisaintleu

Quelques semaines après la chute du mur de Berlin, je décidais d'aller passer la nouvelle année chez ma sœur à Braunschweig. Cette ville se situe à quelques encablures de ce qui allait devenir l'ex-RDA. Isabelle m'avait dit que nous pouvions désormais nous y rendre librement et j'avais hâte de découvrir le mode de vie communiste avant que l'Ouest n'injecte des milliards pour effacer les traces de quarante années de séparation imposées par les deux blocs.

La famille de Jorg, hormis ses parents, vivaient du mauvais côté. Ma sœur m'avait raconté que lorsque qu'elle était allée les voir du côté de Leipzig, des bouteilles de soda trônaient en souvenir sur le rebord de la cheminée.

Pour m'y rendre, je pris le train à la gare du Nord. Il s'agissait de celui qui reliait Moscou. Dès le départ, le ton était donné. Des voitures soviétiques d'un autre âge se trouvaient attachées à nos wagons.

Evidemment, la tentation était trop forte. L'URSS n'était pas encore cette démocratie exemplaire que Vladimir Poutine cherche à imposer de la Crimée à Vladivostok. La locomotive à peine en marche, je cherchais donc à pénétrer à l'est. Je fus assailli par une étrange odeur. Ça sentait étrangement l'huile de garage. Je supposai que c'était dû aux litres déversés sur les essieux dans l'espoir que ça les aiderait à rouler quelques dizaines de milliers de kilomètres, faute de pouvoir les changer.

Je m'imaginais déjà rencontrer un dissident qui me remettait sous le manteau toute sa biographie de trente années passées dans un goulag de la presqu'île de Kola. C'était ma foi très bête. Il aurait été un peu maso de reprendre le train dans cette direction. De toute manière, je n'eus le plaisir d'approcher ni un babouchka, ni un moujik. Je fus poliment mais fermement invité par ce qui devait être un commissaire politique à rejoindre ma place.

Heureusement, j'avais comme compagnon de route un Polonais qui rentrait au pays. Je ne pus refuser son hospitalité et quand je dus changer de train à Hanovre en plein milieu de nuit, j'étais rond comme une queue de pelle.

Je ne suis pas tellement sorti de l'appartement de ma frangine. Le centre-ville est pourtant assez joli, dans le genre des maisons pour Playmobil, mais ça caillait trop. Et je passais une bonne partie de mes journées à regarder MTV. Je me gavais des clips de tous les groupes que j'admirais et qu'il était impossible de découvrir en France. Nous avons seulement fait le marché de Noël d'où, une nouvelle fois, je rentrai blindé par les mélanges de vin chaud et de schnaps.

J'ai bien évidemment rencontré les parents de Jorg. Je n'avais pas eu l'occasion de les rencontrer au mariage de ma sœur. Elle avait convolé en justes noces en septembre de l'année précédente. Je n'avais pu m'y rendre car j'avais une épreuve de droit des obligations à repasser.

Willy me fascinait quand, après qu'il ait lui aussi ingurgité trop d'alcool, il pleurait tout en nous narrant ses quinze ans dans les ruines de Berlin. Il me racontait que durant le régime hitlérien, sa famille n'était pas du tout pronazie. De mémoire, son père professeur avait même refusé de prêter serment ce qui l'avait conduit à l'éviction du corps enseignant. Mais ce qui était le plus hallucinant, c'était la toute fin de guerre. Il avait été enrôlé de force pour la défense de la capitale. Il me décrivait le bruit, la faim, les Russes qui violaient les femmes de dix à quatre-vingts ans. Mais, il y avait encore plus stupéfiant. Avec son escouade, il avait eu pour charge de protéger les abords du bunker du Führer et avait ainsi été un des derniers à l'avoir vu vivant. Il avait finalement pu s'enfuir pour rejoindre ce qui allait devenir le bloc occidental.

Un dimanche, nous décidâmes d'aller visiter Magdebourg, la première ville importante située de l'autre côté du rideau de fer. Je ne sais pas si je m'étais inconsciemment conditionné à ce que j'allais voir mais c'est exactement ce à quoi je m'attendais. L'autoroute n'en était pas un. A peine une 2x2 voies sans bretelles d'accès. Quand nous prîmes les petites routes, nous longeâmes sur des kilomètres une mine de lignite à ciel ouvert. Les arbres le long de la route semblaient avoir été asphyxiés par des rejets mortifères. Ils ne mesuraient guère plus de deux mètres de hauteur. Même le ciel bas et gris était de la partie.

Magdebourg était elle aussi à l'image que je me faisais d'une ville communiste. Les boulevards étaient larges, avec quelques rares Trabant y circulant. Les bâtiments étaient de facture stalinienne, bétonnés, froid et annihilant toute idée d'esthétisme. Quant aux boutiques, elles n'avaient pas encore été achalandées par Metro. Je me souviens d'un magasin alimentaire qui en vitrine présentait une seule référence de conserves empilées comme pour un stand de tir.

Le plus étonnant fut de croiser pas mal de jeunes asiatiques. C'est ma sœur qui m'éclaira. Il s'agissait d'étudiants vietnamiens qui s'étaient retrouvés coincés entre vingt années de propagande qui les incitaient à rentrer dare-dare au pays et à répondre à l'appel de la liberté.

Je rentrais le lendemain du nouvel an après avoir tiré la veille à peu près cinq cents pétards avec Jorg ; c'est la tradition. Depuis, je n'y suis retourné qu'une fois. J'étais avec Marie-Laure et une animosité s'était tout de suite installée entre elle et mon beau-frère. Ma sœur n'est pas venue en France depuis six ans. Ça me rend triste de ne pouvoir rencontrer plus souvent Jan, mon neveu. Je me dis que d'ici deux générations les origines françaises auront été gommées de la mémoire des Schreiber et qu'à moins qu'un descendant ne s'intéresse à la généalogie, les ponts seront définitivement rompus avec les petits cousins d'Outre-Rhin.

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