Novac Brejnic' [1.1]

camille-de-vaulx

L'annonce du suicide de Novac Brejnic', écrivain starisé, met le pays en branle. Les dommages collatéraux sont inévitables et les plus désespérés ne sont pas toujours ceux que l'on croit.


Un spectre fait de grâce et de splendeur


Étêté, il court encore.

Pathétique et posthume, il pendouille en fantôme dans des larmes de tristesse. Dans des houles d'abattements. Un suicide à se kamikazer dans les chaumières. Soixante-six millions de veufs à la fois : soixante-six millions d'agneaux et la tête des jours d'abattoirs. Il submerge la France. L'abandonne en creux de vague. Flagada, à jamais chagrin.

Ce matin, la République arbore le brassard noir du désastre. Le roi abdique.

Novac Brejnic' est mort.

Placardée en Unes de kiosque, la nouvelle s'essaime dans Paris. La ville commère, bave aux lèvres. Le boucan de la rumeur noyaute les corps en foule qui traînassent de bar-tabac en bar-tabac. Murmures. On baragouine entre deux blancs. On salope. On tache. On crache. A l'abri des pintes, on se permet. On-dit.

Dans son congélateur, le vieux bonhomme à la chair tiède doit se retourner.

Aux comptoirs, on solde les confidences de picolards. On liquide les stocks de brèves. On ouï-dit : depuis longtemps Brejnic' flirtait avec le vide, les brèches. On le savait en bord de fosse. Prêt à sauter de toute façon. Les gorges, repeintes de cacahuètes mâchées, éructent :

_       Dettes de fric.

_       Dépression.

_       Non, les filles.

_       Oui. Les coucheries.

Bientôt, les pmistes jalousent le mort. A eux tous réunis, ils n'avaient pas tant de raisons de se pendre.

A la radio cependant, dans les encarts et les écrans, à mesure qu'elle s'immisce aux tables des petits déjeuners, la mort de Novac Brejnic' se troque en 11 septembre. Dans les maisons, on hurle du jus d'orange. On perd l'usage de la mâchoire, la bouche au parquet. D'un sursaut, épouvante, on se cogne les genoux. A coup de cuillères à céréales, on s'énucléerait pour ne plus voir.

Brejnic' le mort. Dans les bols : des chocolats au goût de non-sens pour les lecteurs-bien-trop-vivants d'un maître-bien-trop-mort. Il ne pouvait pas s'être tué, impossible. Imbécile. Il lui restait tant et tant de livres à écrire, de révolutions à faire.

Épine à crève-cœurs. L'hébétude se transmet d'un foyer à l'autre, en une ola. Ébaubis, les gens se perdent entre la cuisine et le salon. Alzheimériens, les orphelins de l'auteur serbe.

NB s'en va. Il fait Gainsbourg, il fait Cloclo, en mieux. Il choque, coupe les respirations. Deux-cents cas recensés d'arrêts cardiaques dans les cinquante secondes qui suivirent l'annonce. Qui pour se targuer d'une telle ferveur ?

Deux lettres qui se tirent et les médias en beurrent leurs choux-gras. A droite, à gauche, on tend les micros, les caméras : Jeanne Dalincourt, sa muse et maîtresse à peine majeure du moment chiale comme chiale la France. Uni, comme l'Amérique après les avions, le pays parle d'une voix quand il dit :

_       Je suis triste.

A défaut d'épouse éplorée ou de gosses en rade de père, les rédactions à la recherche de Je suis triste inédits, interviewent des passants. Des écoliers à cartables, aux poches en goûters :

_       Novac Brejnic' est mort. Qu'est-ce que tu ressens, mon petit ?

Le petit fait durer le blanc. Croque un biscuit. Et les dents au chocolat :

_       Maman a pleuré ce matin. Et moi aussi. Mais vous le répétez pas.

Le gratte-papelard excité, écrit des larmes :

_       Et ton Papa. Il a pleuré ton Papa ?

Le gosse excave de son nez des étrons vert-mouillés :

_       Il s'est barré mon Papa. Y'a trois mois. Mais Maman a pleuré. Et moi aussi.

Et puis le Saint Graal. Passe Georges Drumont, directeur des éditions Hermesse. Des éditions Brejnic' presque. Au dam des comptables, seuls se vendent ses bouquins. Livres Hebdo, presse à scandales, annonçait le mois dernier, la création d'un collectif d'auteurs Hermesse. Caprices d'écrivains gâtés. Ils menaçaient de rejoindre, leurs manuscrits sous les aisselles, l'eldorad'auto-édition.fr, site internet de publications dissidentes, si Drumont ne les retenait pas. Ils réclamaient du pognon, des avances et puis des à-valoir. De vraies infirmières.

_    Novac Brejnic' est mort. Qu'est-ce que vous ressentez M. Drumont ?

Il rentre son ventre, sous sa chemise, sous son pantalon :

_       Je suis triste.

Yes. La prise est bonne, on remballe les gars.

Le ventru continue pourtant :

_       Il était mon meilleur ami. Fut mon premier poulain. Mon tendre, je te regretterai.

La caméra tente une diversion de 15°, fixe le mur. On l'entend encore, voix sans bouche :

_       Bon vent, Ô toi le Kljunar des Balkans. Tu manqueras.

De l'autre côté de la rue, micros éteints, on discerne encore les beuglements du lyrique bulbeux.

_     Et par-delà les Enfers où tu te noies, il est écrit qu'ici : on te pleurera.

L'illuminé. 

Laissons le barge déblatérer. Déjà, dans leurs bureaux, les nécrologistes s'affairent aux premiers chapitres d'une biographie. Ils ouvrent du Word, et tapotent des feuilles et des feuilles de titres en ribambelle. Leur seule fenêtre de créativité. Le reste, ils le savent, n'est que du recopiage. D'une vie déjà vécue.

L'œuvre, la vie de Novac Brejnic' est biffé d'entrée, par tous les candidats.

Trop scolaire.

Puis on hésite. Entre Comme un goût de triste. La nuit désormais.

Pastiches de l'œuvre. Hommages.

Les originaux font dans le cocasse. Serbe in peace. Les bobos dans l'anti-Magritte : C'est une biographie.

Un nigaud opte pour Le Kljunar des Balkans. Par opportunisme et manque d'inspiration.

Elles s'agitent les fourmis. Autour de Brejnic', morceau de sucre. Sortis enfin du chômage, en voilà une pendaison qui sauvera leurs fins de mois. Qu'il est maussade le quotidien des biographes, ils attendent, attendent toujours le stylo entre les doigts : les bourses pleines.  Attendent encore que ça bouge, que ça crève, que ça comate pour que ça intéresse les gens. Jouent leurs royalties à la roulette.

C'est à celui qui dégainera le premier maintenant.

De leur côté, les libraires passent commandes et se sur-stockent. Ils épluchent leurs rayons, les dépouillent de Brejnic' et pilent sur des plots son Best of.

Ils afflueraient bientôt, les cochons, les moutons.

13 heures. La grosse gueule de Novac en noir et blanc, mort à peine mort. Dire qu'il ne fera plus que mourir désormais, chaque jour toujours plus. Les JTs ouvrent et ferment leurs portes sur l'avis de décès. Ils déchronologisent. De la nécro à la genèse. On assiste aux derniers succès, aux dernières conquêtes, au Goncourt, aux démêlés, aux frasques, à l'adoubement, aux premières frasques, au premier livre.

Puis des témoignages. Ils refont la légende :

A dix-sept ans, clandestinement débarqué de Serbie, seul et les poches trouées. Il écume alors les galères et les petits boulots sur les docks du littoral. Apprend le français sur le tas, mêlant son accent à celui des dockers marseillais qui ne sont pas, chacun le sait, les hommes les plus raffinés qui soient. Puis, sorti de nulle part, dans une langue parfaite, un style à se pendre, le petit dégaine Comme un goût de poing. Chef d'œuvre indétrôné. 

  • J'ai lu la nouvelle mouture au passage, autant certaines choses passent mieux, et certaine images ont gagné en force ( voir certains rajouts) , autant je préfère la première version (tu vas me haïr), parce que pour moi dès le début l'intérêt ce qui faisait que j'accrochais n'était pas tant Novac que celui qui vit dans son ombre. Je le réalise évidement plus pleinement après cette lecture.

    Sur cette nouvelle partie évidement tes images gagnent en puissance évocatrices, mais je trouve qu'on perd un peu de la moelle du récit, le tout coule d'une même voix, et pour un format roman je sais pas, après mon goût subjectif, l'idéal serait un patchwork des deux.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Avat

    hel

    • Salut Hel :)

      - parce que pour moi dès le début l'intérêt ce qui faisait que j'accrochais n'était pas tant Novac que celui qui vit dans son ombre.

      Et je suis tout à fait d'accord avec toi. C'est même l'intérêt du roman. Novac est déjà un fantôme, ici dans le premier chapitre. D'ailleurs, le narrateur est développé dans la deuxième partie du premier chapitre (postée ici) : suivant ainsi la même structure que l'ancien chapitre 1. Un début large sur la mort de NB et une fin en entonnoir plus recentré sur le personnage principal du roman.

      Je ne sais pas si je réponds à tes inquiétudes : en tous les cas, non le chapitre ne s'arrête pas là, et inclut (comme dans la première version) le narrateur de l'histoire.

      Merci en tous les cas de ton passage sur cette nouvelle mouture. Et pour la précision, si je n'ai gardé que 10 à 20 % de la forme de l'ancien chapitre 1, le fond lui est quasiment le même :)

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Portrait papy marcel bis

      camille-de-vaulx

    • Oui j'ai bien vu que le fond était le même, et que tu en avais changé la forme, je suis partagée, d'un côté c'est plus dynamique et pertinent ( je me rappelle des petites choses relevées, comme les pleurs dans les chaumières qui passent beaucoup mieux ici, pertinent parce que ton se prête à un excès, du coup ça passe tout seul) et c'est vrai aussi que tu voulais développer le perso de Brejnic , ce qui est une bonne chose, mais j'ai trouvé que ça faisait un peu bloc de la même couleur, mais bon c'est peut-être parce que tu l'as coupé en deux, je lirais la deuxième partie.

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Avat

      hel

    • J'ai préferé le couper en deux pour conserver le confort de lecture du site. Le chapitre est pourtant court (à peine plus de 2000 mots) mais la coupure me paraissait pertinente. Et c'est peut-être parce que l'intégralité de la première partie est consacré à Brejnic' et l'intégralité de la deuxième partie au narrateur que ça te choque. Enfin, tu me diras si cette impression persiste. Que je vois si c'est vraiment trop "bloc par bloc".

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Portrait papy marcel bis

      camille-de-vaulx

  • Je ne suis pas décue d être venue sur ce texte, c est vrai que le début est un peu ardu, un peu dur de rentrer dedans mais à partir de "Placardées en une.." ça va mieux, on accroche...y aurait beaucoup de choses à dire...ce qui veut dire que le texte est dense, riche, donne toute sa place au lecteur qui y ajoute ses interprétations, interrogations...et ça, je trouve que c est très fort, je ne peux que t encourager à continuer ;)

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Zen

    marjo-laine

    • Merci beaucoup. J'espère que le début n'est pas trop abscons non plus. Je l'ai voulu nébuleux, pour qu'il s'éclaire dès le début du paragraphe que tu cites.

      "le texte est dense, riche, donne toute sa place au lecteur qui y ajoute ses interprétations, interrogations..."

      C'est un beau compliment pour moi. C'est exactement le genre de lecture que j'apprécie : les lectures exigeantes qui demandent des choses aux lecteurs. Je suis ravi, vraiment :)

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Portrait papy marcel bis

      camille-de-vaulx

    • c'est le début que j'ai le plus aimé, ainsi que la file de jeux de mots sur la rumeur qui court: tout simplement génial. La critique de la société est bien menée et de très belles images sont présentes sans taper dans la lourdeur. C'est réussi

      · Il y a plus de 10 ans ·
      318986 10151296736193829 1321128920 n

      jasy-santo

    • Merci beaucoup Jasy. Ta remarque sur les belles images me fait plaisir, parce que c'est ce qui m'intéresse avant tout dans l'écriture. Alors je suis content que les lecteurs y soient réceptifs. Merci beaucoup :)

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Portrait papy marcel bis

      camille-de-vaulx

  • Alors ça y est, tu relances le projet NB ! Tu parles Charles, ça valait l'coup ! Je suis allé faire un tour sur le net et il n'y a pas photo, entre la version de 2012 et celle-ci, l'exercice est bien plus abouti, le style épanoui. Dubitatif au départ, j'ai très vite accroché et attend un deuxième extrait avec impatience !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    U3w9e40p

    Jeff Legrand (Djeff)

    • Hééé petit fouineur, va.

      Tu es allé déterré des vieilleries. Je vais devoir te tuer maintenant.

      Comment savais-tu qu'il y avait une "première version", tiens?

      Oui, je relance la machine. Le nouveau premier chapitre est bouclé. Je l'ai réécrit afin qu'il me corresponde mieux : à moi, à mon style qui a évolué depuis le début de la rédaction. Histoire que le roman soit uniforme.

      Merci en tous les cas de ce passage. Ca fait plaisir :D Poste vite de ton côté, que je te rende la pareille :)

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Portrait papy marcel bis

      camille-de-vaulx

    • Tu ne me trouvera jamais, je suis dans la matrice ! Tu m'as dit dans un commentaire que tu peaufinais le premier chapitre et que le bouquin était déjà bien attaqué, le reste c'est Docteur Google qui me l'a dit ;-)

      · Il y a plus de 10 ans ·
      U3w9e40p

      Jeff Legrand (Djeff)

    • Saleté de google.

      Oui, le bouquin est bien entamé. Le début et la quasi-fin. Mais le milieu est un ventre-mou de trucs ignobles sur lesquels il me faut absolument repasser avant d'envisager les poster ici :)

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Portrait papy marcel bis

      camille-de-vaulx

    • On gagne toujours à la réécriture, je sais de quoi je parle ! Si ton problème de "ventre-mou" vient d'un manque de contenu, quelques idées pour te faire rebondir : créer un nouveau temps fort, intégrer un nouveau personnage, envisager un climax de fin différent... Si le problème est stylistique, vu ce que tu nous proposes aujourd'hui, tu vas vite t'en dépatouiller ;-) Bon courage !

      · Il y a plus de 10 ans ·
      U3w9e40p

      Jeff Legrand (Djeff)

    • Non non, tu l'as deviné : c'est un problème stylistique. Un début de roman écrit mi 2012 et la fin écrite en ce moment : il y a de gros écarts de style. Je m'y consacrerai, je pense, une fois le roman bouclé. Quand j'aurais retrouvé la motivation de poursuivre : c'est aussi pour ça que je mets en ligne ce début. N'ayant pas trop eu de retour sur la nouvelle version.

      Merci :)

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Portrait papy marcel bis

      camille-de-vaulx

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