NYC Vs les fantômes ( 1/5 )
riatto
Bryant Park 41 W 4Oth Street / Temp : 91°F - Humidité : 76.9%
Je me suis assis et j'ai demandé :
" Vous gardez toujours votre manteau par cette chaleur ?
- Hmm... Qu'est-ce que ça peut vous faire... Si j'ai froid, c'est mon droit non... C'est bien le pays de la liberté que je sache... alors...
- Oui, sans doute. Mais il doit faire pas loin de trente-deux degrés...
- Trente-deux degrés... Celsius ou Fahrenheit ?
- Ah...
- Et voilà... Même pour le thermomètre, on n'y comprend rien... C'est pourtant pas sorcier, mais les gens sont comme ça ici... A tout compliquer inutilement jusqu'au délire !
Le parc de la bibliothèque est plutôt calme au mois d'août, surtout à cette heure-ci. Il n'est pas encore neuf heures. Neuf heures a:m, ça veut dire avant midi. On est obligé de préciser, vu que cette ville a la réputation de ne jamais dormir. Ça n'est jamais qu'une rumeur de plus, mais c'est comme ça. On ajoute des lettres aux chiffres, pour que tout le monde s'y retrouve. Au final, la seule vraie question que je me pose, c'est comment on fait à midi et à minuit pile ? Est-ce que l'horloge digitale qui surplombe le square revient à zéro après le onze, ou bien est-ce qu'elle affiche 12:am ? Et la nuit, est-ce qu'on met 12:pm ou bien est-ce qu'on reviendrait pas plutôt à zéro, comme chez nous. Chez nous c'est simple. Quand il est minuit à Paris, on écrit 0:00. On sait qu'on est reparti pour un tour. C'est clair, c'est net. On ne s'amuse pas à mettre des Fahrenheit dans les thermomètres ni des a:m et des p:m dans les pendules. Et puis, à Paris, on sait quand il fait nuit, parce que tout le monde dort, ou essaie, ou fait semblant. Seulement vu d'ici, Paris est drôlement loin, ça c'est sûr.
Le vieux type en manteau de laine a repris sans me regarder, avec cet air qu'ont tous les types qui causent tout seuls dans les parcs du monde entier :
_ Y'à qu'à la regarder leur ville, toute emmêlée, grouillante et qui se marche dessus... Qui marche sur la tête si vous voulez mon avis ! Alors oui, d'accord elle est debout, elle se tient droite, tout ce que vous voudrez... N'empêche ! A force de rester debout sur ses grands airs, tout ce qu'elle risque leur ville, c'est de se casser la gueule en tombant de haut ! Vous verrez... C'est tout ce qu'elle risque moi j'vous le dis... Et alors là on ne sait jamais avec ces cons-là... En tous cas je préfère garder mon manteau, par précaution ! Question d'éducation certainement... J'aime pas me retrouver en manche de chemises devant l'inconnu..."
Je me suis pas assis sur le bon banc. D'ailleurs pour un premier jour, ça s'annonce pas forcément si bien que ça Nouillorque ; à côté le bougre ne s'arrête plus . Il parle et il parle, avec de courtes pauses pour respirer à la surface, mais pas moyen d'en placer une ou de faire mine de s'éclipser en douce, il m'attrape le bras et me reprend à témoin par en- dessous :
_ Non mais ça vous plaît à vous ? De vous balader le cul à l'air au milieu de toute cette viande, tous ces sacs de tripes tièdes qui gigotent comme des grenouilles écorchées sur une paillasse de laboratoire ?
Et cette odeur ! Cette odeur de caoutchouc brûlé qui monte du sous-sol, du trottoir qui fume, des pneus qui fument, des égouts qui fument, des baraques à sandwiches... Partout, l'odeur du caoutchouc qui fond, le caoutchouc des saucisses grillées qu'on planque vite fait dans des petits pains tout mous... Ça sent le brûlé jour et nuit ! Le parfum des saucisses et du fromage, comme si c'était partout la fête... tout ça c'est du caoutchouc ! Le tout cuit et recuit au charbon d'HOMME..."
Au bout de la 42ème rue, le soleil se lève maintenant, comme une bombe explosant au ralenti. Autour de nous le parc se remplit d'une foule pressée. Pressée de se détendre.
Le vieux bonhomme se tait pendant un bref instant.
J'en profite pour observer la ronde des joggers qui nous encerclent.
Sur la grande pelouse derrière nous, les danseurs de Tai-Chi répétent inlassablement la même chorégraphie, mous comme des robots fondus. Au milieu des fidèles, un yogi assis en lotus écoute pousser les arbres à l'aide d'immenses oreilles pleines de poils tout gris. Une fois les exercices terminés, la faune enfin détendue se disperse aux quatre coins du parc pour recharger ses mobiles et ses tablettes.
Dans mon oreille le vieux reprend, comme fasciné :
_ T'as vu dis, les prises électriques poussent dans les arbres ! Au début j'ai eu du mal à y croire, et puis finalement je m'y suis fait, comme au reste... Tu t'y branches avec un de ces machins en plastique et t'es bon ! Parti pour le grand manège, le Cerveau, la Reine-Mère quoi... Tu deviens une synapse active, comme une fourmi.. Une ouvrière dans la colonie… T'a accès à la protection et à la surveillance globale… A pieds joints dans le progrès… C'est bath !
Je me demande jusqu'où le délire du vieux l'emportera, il continue :
_ ... Et c'est comme ça que le temps passe sans que personne ne s'en aperçoive plus... On pourrait leur faire défiler un régiment de majorettes le cul à l'air tiens... Là, en plein milieu de l'avenue ! Y'en aurait pas un pour lever la tête et s'en rendre compte ! C'est fini ce temps-là... Oh et puis merde tiens, allons-nous en ! "
En crachant ces derniers mots, le vieux s'est levé d'un coup, avant de s'engager sur le trottoir qui file vers le sud sans m'attendre. Je lui emboîte le pas en trottinant, sans trop savoir pourquoi. Quelque chose de familier dans sa voix, son regard, peut-être aussi dans ses points de suspension... Et puis le sud, c'est mon chemin, de toutes façons.
Le vieux marche d'un bon pas. De temps en temps, il bifurque à gauche ou à droite, profitant d'un feu propice pour ne pas attendre au carrefour, avant de retrouver bien vite le courant de l'avenue principale qui descend et descend jusqu'à se perdre sous l'horizon sans qu'on en voit jamais le bout. Broadway. La grand-rue quoi.
A gauche et à droite les perpendiculaires égrènent leur compte à rebours paresseux. Quarantième rue. Trente-neuvième. Rien à signaler. Trente-huitième, identique aux deux précédentes et ainsi de suite. Passée la trente-cinquième, le vieux m'autorise à l'appeler Louis si ça me fait plaisir, et puis on marche encore longtemps.
***
On a beau être prévenu, Manhattan ça fait encore quelque chose. Surtout quand on se répète qu'on est sur une île. Au début on a du mal à le croire, tellement cette île semble avoir oublié la mer. D'ailleurs c'est facile, on peut marcher des heures, des jours même, en abscisse et en ordonnée, le nez en l'air à se goinfrer du paysage, sans jamais apercevoir une vague.
Au-dessus de nos têtes, les bâtiments n'en finissent pas de pousser comme des plantes jalouses à la conquête d'un maigre soleil âprement disputé.
De partout déboulent des autos jaunes, des bus en inox, et à chaque carrefour, les petites baraques à roulettes enfument le décor de leurs graisses douteuses vendues en catimini.
Le ciel a enfilé son bleu de travail ; j'avale des pleines gorgées d'un oxygène moite ; sous mes pas la ville mutante semble grossir à vue d'oeil. Une île peut-être, mais surgie telle un monstre marin à la surface d'une mer de sueurs et de larmes.
Je suis servi, moi qui n'aime pas la campagne.
L'anti-guide touristique, un antidote aux Lonely Planet et autres "couleurs locales" a la con (sans vouloir dénigrer Truman Capote. C'est tres beau, tres vrai. J'adore l'image du levé de soleil en explosion, ca fait un peu far west en pleine ville! L'idee d'une ville qui a changé, d'une ile sans ocean, un peu sans ame est tres bien exploitee. Comme d'habitude, Riatto tu fais des ravages avec ton ecriture. merci
· Ago about 11 years ·jasy-santo
· Ago about 11 years ·Merci pour ce com'
En effet, l'office de tourisme ne m'a pas dédommagé...
riatto
Je crois qu'ils ont ta photo avec "wanted" ecrit dessous. Si tu y mets les pieds, tu risques de te retrouver dans l'Hudson ou d'etre le cadavre d'ouverture de New York: unité spéciale
· Ago about 11 years ·jasy-santo
comme si on y était, j'aime bien comme tu croques la Grosse Pomme ... tu parles si bien l'Américain que ça ?
· Ago about 11 years ·woody
J'ai fait cheeseburger en première langue oui, merci !
· Ago about 11 years ·riatto
Le titre, pour être honnête, ne m'a pas du tout donné envie de lire le texte. Je m'attendais à une histoire grotesque d'attaque de NYC, comme il en existe déjà tant... Finalement je me suis quand même laissée tenter et je n'ai pas regretté. Je ne m'attendais pas à ça et j'ai été agréablement surprise.
· Ago about 11 years ·mallowontheflow
En effet, j'ai eu du mal à trouver pire comme titre... Merci.
· Ago about 11 years ·riatto