One, two, three

vic-nekavo

La passerelle vibre. Tout semble bruisser fébrilement malgré la neige qui tombe drue sur la ville, étouffe les sons, opacifie les quais, mêlant pèle-mêle dans un fondu enchaîné les arbres dégarnis et les toits rouges. Les lames de bois gitent sous leurs pieds. Les corps chauffés par le rock et la Tequila fourmillent. Ils marchent côte à côte à grandes enjambées, épaules l'une contre l'autre, hanches se frôlant. Atteignent le milieu de l'édifice. Il stoppe sa marche et se tourne vers elle, plante ses yeux dans les siens. Alors les pupilles noires de l'un plongent dans les iris ambrés de l'autre. Les flocons tombent dans un air laiteux qui n'a plus d'heure. Le métal des suspentes s'embrase. L'eau semble couler plus vite sous les planches blanches. Le froid devient virtuel. Le combat s'engage. Il prend sa main comme on ramasse une plume, sans quitter son regard. La paume est chaude, large et douce, à peine humide. Pose lentement un genou au sol, sans la lâcher des yeux. Un Prince venu de loin. Le sien pour ce soir au moins. Pommettes hautes, machoires carrées, peau mate, incisives fortes immaculées, épaules larges, port de tête altier. Soudain la voix chaude et grave monte: "One struggle more, and I am free, From pangs that rend my heart in twain" Le verbe outre Manche de Byron s'enroule et se déroule autour de sa taille, se love au creux de sa poitrine, envahit le cortex. "One last long sigh to love and thee, Then back to busy life again" Les vers anglais se posent sur le nombril, papillons rayés dans la brume hostile. Il psalmodie contre son ventre, la bouche à la hauteur de ses hanches. "On many a lone and lovely night, It sooth'd to gaze upon he sky" Combien de temps, combien de vers, combien de mots? Elle s'agenouille sans s'en apercevoir, ne sent même pas le froid. La mélopée continue, bouche à bouche. "For then I deem'd the heavenly light, Shone sweetly on the pensive eye" Dix minutes, vingt peut-être ou plus, comment savoir? Les lèvres charnues se posent, légères, tièdes, dernières feuilles d'automne voletant sous une brise molle. Ne pas rompre l'instant, attendre. Les mots s'égrennent encore, entrent dans les yeux, s'inserrent derrière les tympans, investissent les connexions. Aucune question ne se pose. Encore quelques minutes de perfection. Les vers passent de gorge en gorge sans que rien ne se quitte, ni les lèvres ni les yeux. "When stretch'd on fever's sleepess bed, And sickness shrank my throbbing veins" Passerelle, mots et corps sont suspendus. La neige tombe peut-être. Il est peut-être tard au milieu de cette nuit de décembre. Il fait même peut-être froid. Les gens sont peut-être tous morts ensevelis. Les rimes s'enchaînent au croisement des souffles. Encore un peu de lui. Tensions infimes des corps. Fusion hypnotique et parfaite. Tout se crée. Les doigts se cherchent et s'enlacent, se quittent et se retrouvent. Les ventres se collent, les bassins se cherchent. Les flocons fondent en tombant sur eux. Pas un bruit, juste la musicalité suave et l'intonnation dramatique des rimes anglaises. "Though pleasure fires the maddening soul, The heart ,-the heart is lonely still!"Attends encore un peu disent ses yeux à lui, en réponse à l'interrogation qu'il lit dans ses yeux à elle. Leurs regards en disent plus que les mots, la surprise, la quête, le désir, le plaisir, l'espoir, la peur aussi. Les langues s'effleurent pendant que les vers pulsent toujours, rythmant le langage des corps. Ne pas céder. Poursuivre le rêve. Le regard sombre implore. S'il te plait. Laisse moi te dire. L'autre supplie: laisse nous du temps, encore un instant. Qu'importe ce qui se passera ensuite, dans un après que personne ne sait. Les jambes tremblent des contractures mêlées du désir et du froid. La mélopée se fait chuchotement. Pourquoi ne pas mourir ici, d'amour et de frissonnements? Les regards implorent, les pupilles n'en peuvent plus de ce face à face brûlant, demandent et se lassent, de cette indécision, quémandent, encore un peu de temps, refusent l'issue fatale de la combustion, annonciatrice d'une autre séparation. Puis il décide. Il est le maître. Lâche ses mains pour mieux envelopper sa tête, glisse ses doigts dans la chevelure brune, continue de déclamer, au plus près de ses lèvres. "And I can smile to think how weak, Thine efforts shortly shall be shown" Alors il sourit, avec une infinie tristesse, avec une incomparable douceur. Les yeux noirs qui suppliaient il y a quelques instants s'emplissent d'éclats de micas. Les mots se taisent quand sa bouche ferme la sienne. Mais les yeux restent ouverts. Ceux d'elle disent "connard, tu le sais que je n'en peux plus, tu me mets au supplice, délibéremment. D'habitude c'est moi qui décide, tu te joues de moi, tu joues avec moi! Sais-tu comme je te déteste et te désire, comme mon ventre a mal à force d'être liquide, comme tu me bouleverses, je n'oublierai jamais. Qu'attends-tu de moi? Je cède, tu as gagné! Comment veux-tu que je te résiste, à Byron et toi, à ce romantisme surrané, délicieux et déroutant, que la nuit, la neige et le froid mettent au pinacle? Vas-tu me prendre ici?" Elle pense que si ça arrivait, elle dirait oui sans doute, se traite de folle. C'est sûr, elle n'a plus sa raison. Ceux de lui répondent en silence qu'il sait tout bien sûr, il la connait si bien, qu'il est son prince pour l'éternité, qu'il a mis sa marque en elle, qu'il l'a choisit, qu'enfin, il est certain, qu'il voulait sa rédition, qu'il gagne toujours, que lui aussi en tremble de ce désir qu'il a pour elle, des sentiments qui contrarient ses plans, qu'il l'aime. Alors seulement, elle comprend et peut fermer les yeux. Des larmes coulent sur ses joues, brûlantes dans la pénombre hivernale. Il l'embrasse et les goûte. Quitte sa bouche pour baiser les paupières humides et chaudes, le coin des yeux, le front et les cheveux. Glissendo largo. Les lèvrent s'insinuent sous l'oreille. "Je t'aime". Il reprend sa tête dans ses mains. Les yeux bruns se retrouvent. Le murmure s'affirme. "Je t'aime!" Les bouches ne se quittent plus, ni les yeux. Elle n'y croyait plus. Il l'enlace et l'étreint, avale ses sanglots, caresse sa gorge, glisse ses mains sous le blouson, pince ses seins à travers le chandail, trouve la peau, la sueur de son dos, mord le cou, reprend la bouche. Elle s'affaisse. Il la retient. Plaque ses reins contre les siens, colle son membre dur contre son pubis. Elle se recule. Il la rattrape et la maitient d'une main. Soulève le pull, embrasse un téton et quelques flocons. Elle brûle du froid qui mord, de ses baisers qui la dévorent. Il décide encore. Rabat le tricot. Referme le blouson. La maîtrise du regard et des mains. Se redresse. Prend sa main. S'incline et la relève. Mime une révérence courtoise, un chapeau virtuel à la main, susurrant "S'il vous plait Mademoiselle". L'embrasse à nouveau. L'enlace avant de la faire voltiger, là, mine de rien, sur la petite passerelle de bois, au milieu de la ville assoupie, sous la neige qui s'abat, baisant au passage sa bouche ou ses yeux, son cou ou ses cheveux. Elle n'a plus de forces ni de jambes. Alors il la porte, lui fait faire des tours sur la piste de danse improvisée. La pose. La reprend. La repose. Elle se met à rire. Voilà qu'il enchaîne quelques pas de menuet, l'éloignant avant de la faire tournoyer, volant une trille d'éclat de rire d'un baiser, avant de la plaquer contre lui, une fois, puis une autre encore, la serrant plus fort à chaque fois. Fredonne un tempo régulier. "One, two, three" Qu'importe! Qu'importe ce que sera demain ou un autre jour. Qu'importe l'avenir puisque cette nuit a existé. Ils sont bientôt arrivés. Elle sort sa clef devant la porte. Il ouvre. Interroge: « C'est ici?». "Oui" murmure t'elle gênée. Il fait sombre. Le deux pièces prêté est glacial et lugubre, la chambre seulement éclairée par le halo faiblard d'un lampadaire de rue, d'une ampoule nue essayant vainement de chasser la neige importune. Il ferme la porte. La prend par la main. Elle est rassurée. Il porte l'autre à ses lèvres et l'effleure. Un soupçon de baiser. La guide vers la chambre. Refait le lit. Ecarte la couette. Tapote l'oreiller. La prend dans ses bras et la pose sur la couche. Même si elle le voulait, elle serait incapable de bouger. Il défait les lacets des bottines, enlève les chaussures, fait glisser le jean, déboutonne le chemisier, ôte chaque vêtement, sans précipitation ni lenteur, comme on se découvre quand on est seul. Quand elle est nue et qu'elle tremble, de froid et de désir, il la recouvre. Sans la quitter des yeux, il se déshabille. Elle est au-delà des sens et de la crainte qui l'habite depuis quelques temps, depuis qu'elle n'a vraiment plus d'argent, qu'elle doit faire la bonne pour avoir un toit. Rien n'a plus d'importance, même pas les vitres sales ni les murs blafards, encore moins les cafards qui rodent dans les placards. Elle le regarde, muette, paupières mi-closes, comme si elle le voyait pour la première fois, la peau ambrée, les muscles dessinés, les cuisses, les fesses musclées, le ventre tendu, les attaches solides, la toison fournie. Alors il soulève la couette et se glisse dans le lit, la recouvre avec soin pour qu'elle soit bien au chaud, tout contre lui. Reprend sa bouche et ses yeux, son cou et ses seins, son ventre et ses reins, murmure à nouveau, des je t'aime et des je te veux. Elle est saoûle de ces baisers et de ces murmures, de cette odeur de peau charnue, délivrant des parfums d'ambre et de musc. Ce n'est pas la première fois, ni avec lui ni avec un autre, et pourtant! La surprise est là, à chaque fois, inouie, quand il entre en elle tout en fouillant sa bouche. Cette douceur, ce respect, se passent de force et d'interrogations. Présence au plus profond sans précipitation. De la patience, une évidence, une prise de guerre devenue délivrance. Il se meut en elle simplement, naturellement, évidemment. Alors c'est elle qui le prend et l'enserre, noue ses jambes autour des siennes, embrasse son torse, son cou, ses yeux et sa bouche, c'est elle qui le mord et goûte chaque endroit de lui, chaque parcelle tendue en quête d'inattendus. Alors elle devient libre, de le quitter et de jouer, de le guider, de le mettre en suspens, de sourire malicieusement. Qui croyait prendre est pris. La vengeance est si douce. Il se rebelle, se retient, lui dit avec les yeux. Maintenant c'est elle qui n'en peut plus. Il cueille ses hanches au vol, la maintient au-dessus, la renverse et la pénètre à nouveau, cette fois-ci avec résolution. La quitte presque puis revient, jouant de ses sens et des siens, usant de sa langue sur sa chair, piquant d'un coup de dents une pointe de mamelon . Elle se cabre. Il se tend, elle ne lui échappera pas. Pas cette fois-ci en tous cas. Ils cèdent en même temps. Ne se quittent pas. Enfin, pas ce jour là.

  • Merci Matt pour tous ces compliments! Je vais lire ton histoire.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    P1010373 orig

    vic-nekavo

  • Quelle beauté "surannée" ! Le romantisme n'est pas mort : tu viens de faire ressusciter Oscar Wilde ! Un texte brûlant, touchant, beau, comme une caresse passionnée et tendre !Je t'envoie une histoire d'amour énigmatique !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Avatar loup 54

    matt-anasazi

  • Un texte coquin scribouille agréablement !

    · Il y a environ 11 ans ·
    Image

    Philippe Larue

  • Merci Wen. Le souci est que j'ai transféré letexte depuis un de mes documents. En copiant, le texte s'est compacté. Problème d'interlignes. Mais je note ta remarque, la prochaine fois j'essayerai de faire mieux, au moins sur la forme. En fait, j'aime bien écrire ces/des histoires d'amour. Je vais sans doute en publier d'autres.

    · Il y a plus de 11 ans ·
    P1010373 orig

    vic-nekavo

  • La poésie respire dans chaque ligne, c'est très beau.

    Petite question : pourquoi ne fais-tu pas de sauts de ligne ? C'est un bloc compact, ça manque d'air alors que ce texte respire l'exaltation, l'air frais et le monde qui leur tend les bras !

    Mention spéciale : "Qu'importe l'avenir puisque cette nuit a existé."

    · Il y a plus de 11 ans ·
    Francois merlin   bob sinclar

    wen

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