Ouest, Texas

Thyl Sadow

Il faut parcourir plusieurs centaines de kilomètres en ligne droite avant d'apercevoir Marfa, grand quadrillage d'asphalte qui assure la transition entre les plaines et le sol rocailleux du désert.Passage obligé pour tout voyageur décidé à s'aventurer dans ce grand rien qu'est le sud-ouest du Texas, Marfa, fut bâtie en 1880 pour approvisionner en eau les constructeurs du chemin de fer. Son patronyme est dû à la femme lettrée d'un des maîtres d'ouvrage dont l'excitation pour la découverte du nouveau monde avait tourné court et qui préférait se réfugier à l'ombre, loin du soleil de plomb, pour dévorer le voyage du fils de Marfa Strogoff, héros du livre de Jules Vernes sorti 4 ans plus tôt. Aujourd'hui, c'est le réapprovisionnement en essence et en cigarettes qu'assure la ville quand elle n'est pas plongée dans une interminable siesta. Mon ami Sébastien et moi, sommes sur la route depuis dix jours maintenant, plus qu'à une centaine de kilomètres du Big Bend, réserve naturelle et dernière étape du voyage. Le thermomètre affiche plus de quarante degrés et c'est avec le gosier sec que nous poussons la porte du Paisano, grande bâtisse rescapée des années 30 et seul hôtel de la ville, pour s'enfiler quelques margheritas.

L'ivresse se mêle à l'insolation et je titube à la recherche des toilettes dans un couloir sombre dont les murs arborent des photos de« Giant », épopée tournée dans la ville en 1955 et dernier film du jeune James Dean dont la mort surviendrait juste après que « tout soit dans la boîte ». Un vieil homme, dont je n'avais pas remarqué la présence me parle. « Jimmy a dormi ici pendant tout le tournage. Il a adoré le Paisano. C'est pour ça qu'il est revenu, vous savez ». L'homme doit avoir quatre-vingt ans, il est extrêmement voûté, tout son poids reposesur le pommeau de sa canne. Il a des poils dans les oreilles mais les yeux d'un jeune trentenaire. « Oui, vous m'avez bien entendu, Jimmy est ici. Enfin, son fantôme est ici ». Je lui souris poliment me demandant si l'hôtel le paye pour dire ça. Même mort, les gens continueront de vous utiliser. Il reste là à me fixer, à décider pour lui même si j'ai mordu à l'hameçon ou non, si je crois vraiment que de tous les endroits que cette terre comporte, Marfa est celui que l'âme en peine de Jimmy Dean a choisi pour l'éternité.

Alors que la nuit est tombée, on s'arrête à la sortie de la ville pour admirer les lumières de Marfa, phénomène inexpliqué qui fait office d'attraction touristique. On s'y presse pour apercevoir ces boules de feu qui dansent sur l'horizon,se séparent en deux, avant de disparaître pour réapparaitre une centaine de mètres plus loin. Il n'y a rien à voir ce soir là. Le jour se lève lorsqu'on atteint le Rio Grande. Inconscients étrangers que nous sommes, nous y barbotons pour jouer aux wetbacks. Quelques heures plus tard, nous serons rempli d'effroi, non pas par l'idée que le courant du fleuve yest mortel mais bien par les rangées de snipers, tirant à vue sur tout ce qui sort de l'eau sans green card et les webcams en plein air, nouveaux barbelés sur la prairie, directement reliées à un site sur lequel n'importe quel américain peut dénoncer le passage éclair et saccadé d'un immigrant illégal sur son écran. On se perd du côté de Redford, minuscule village greffé sur la route. Une maison est à l'écart, éventrée, laissée pour morte. En face, une gerbe de fleur. C'est ici qu'Esequiel Hernandez Jr s'est fait tuer par l'armée. Ce jeune américain d'origine mexicaine escortait son troupeau de chèvres, une carabine à la main pour tirer sur d'éventuels coyotes. Il est une des victime de la guerre, cette guerre silencieuse qui se mène ici, qui consiste à alimenter l'autre, celle déjà perdue qui se joue contre la drogue, en s'assurant qu'elle reste de son côté de la frontière. Tommy Lee Jones en a fait un film mais loin Hollywood, à 100 km de Marfa, la représentation se limite à une gerbe de fleur au milieu du sable. Le ciel gronde et des coups de feu se font entendre. Bientôt ce ne sont plus que les échos des détonations qui reviennent sans cesse, à peine diminués, comme un boomerang malade. Les nuages tombent en chute libre et l'ombre s'approprie la terre. L'horizon s'enflamme, s'allume et puis s'éteint, s'embrase enfin. Sébastien et moi, on se regarde. Peut-être que ce sont les fameuses lumières de Marfa. Mais dans ce désert noir, entre nuit et jour, lui, pas plus que moi, ne sait de quel côté de la frontière se promène notre regard.

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