Le dernier voyage

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 La place que j'occupais est désormais vide. J'imagine la ville que j'ai laissée comme un couloir d'air, dans lequel je me fraye un passage, l'air se séparant en deux pour que mon enveloppe physique y glisse. C'est à ça que je pense en ce nouveau lieu : au fait qu'en étant ici, je ne suis plus là-bas.

Qu'en pensent-ils ? Qui s'en est rendu compte ? Qui attend mon retour ?

*

J'ai soigneusement organisé ma disparition. J'ai choisi la valise avec soin (une Visa, quatre roues, 75 x 51 x 30 centimètres, grise, volume 115 litres, coque rigide recouverte de film polycarbonate) et j'ai acheté de nouveaux vêtements pour l'occasion : cinq slips en coton blanc, trois paires de chaussettes en coton noir, un pantalon de jogging gris clair, deux tee-shirts en fibres polyester. J'ai choisi un livre pour le voyage : les Essais de Montaigne. J'ai toujours voulu les lire.

J'étais en avance à l'aéroport. C'est encore ce souci du détail qui m'anime jusqu'au bout : je ne pouvais pas supporter de manquer ce vol ou, pire encore, de devoir presser le pas sans prendre le temps de savourer chaque instant. J'ai patienté en écoutant la voix calme des hauts-parleurs annoncer les prochains vols, les numéros de porte, la fermeture des enregistrements. Cette voix féminine qui égrène les noms des villes a des accents poétiques ; j'imagine que cette voix à présent désincarnée appartient à une jolie femme, peut-être asiatique, sans doute brune, qui a les yeux un peu las et qui lit son texte en tenant son document à deux mains, comme une élève appliquée. Je ferme les yeux et je lui envoie un message mental : Bon courage. Bon courage. Tu fais un très bon travail. Tu as une très jolie voix. Ta journée est presque terminée.

C'est sa voix douce qui annonce que l'embarquement va bientôt commencer porte 17. Je m'y dirige à pas lents ; je me sens puissant tout à coup, comme si le billet d'avion entre mes doigts secs me conférait une certaine force. Les gens autour de moi me paraissent petits, même la grosse dame qui essaie de me doubler pour embarquer avant moi. Je plisse les yeux et ils m'apparaissent tels qu'ils sont vraiment : des insectes. C'est moi le roi.

Personne ne se doute de rien. On dit toujours que les gens sont devenus paranoïaques maintenant, mais c'est faux. Au contraire. Je les observe comme un anthropologue observerait une tribu d'indiens, faisant semblant de chercher à vivre comme eux mais ne cessant pas d'enregistrer des données. C'est ce que je fais. Je les observe de loin. Ils m'ont peut-être déjà remarqué une ou deux fois mais ils finissent par m'oublier et ne plus me regarder, tandis que je suis toujours là. Je m'efface mais je ne disparais pas. Quand je disparaîtrai, je les emmènerai avec moi.

Assis paisiblement contre le hublot je continue à les observer. La grosse dame a confortablement posé ses fesses sur un siège au premier rang, comme une écolière. Je suis sept rangs derrière elle. A côté de moi se trouve une jeune fille d'environ dix-sept ou dix-huit ans j'imagine, un peu laide, les cheveux courts, les yeux cernés, l'air boudeur comme toutes les gosses de son âge. A côté d'elle, un homme entre deux âges, peut-être son père ; je lui trouve l'air trop sage pour être son amant. De tous les passagers, c'est moi qui ai l'air le plus respectable.

S'il y avait un problème, on se tournerait vers moi. L'hôtesse me demanderait sans doute si je peux aider, si je peux mettre son gilet de sauvetage à la vieille dame ou si je peux rassurer un enfant qui pleure et qui ne retrouve pas sa mère. On me donnerait le bon Dieu sans confession, c'est certain ; c'est l'image que je cultive, d'ailleurs. Tout est dans la façade que je donne à voir. On n'est jamais finalement que ce qu'on veut montrer aux gens, c'est ce que je me répète à moi-même : personne n'est devin. Nul ne peut savoir qui je suis vraiment si je ne leur laisse pas entrevoir.

Mais aujourd'hui, à 17h41, dans exactement 13 minutes, ils le découvriront enfin.

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