Pacification expresse

Elsa Saint Hilaire

Pacification expresse


 

Giovanna faisait ronfler le moteur de sa machine à coudre depuis le lever du jour. La pluie avait lavé les ruelles pentues de la favela, débarrassant l’atmosphère de son lot habituel d’impuretés, résidus olfactifs d’une banale misère. À la faveur de l’averse, de petites impatiens avaient fleuri  entre les dalles disjointes de la terrasse formant  de gracieuses arabesques incarnates. Son commerce avait pignon sur rue. Il était connu dans toute la Vila Cruzeiro, adulé des cariocas et épargné des luttes fratricides des trafiquants de drogue. Comme d’habitude, en ce début de journée, elle avait du pain sur la planche. Elle attendait une visiteuse de marque : la plantureuse Vania Flore passerait vers onze heures pour une séance d’essayage et il lui restait à fixer deux cents strass sur quelques lanières de tissu, squelette fragile d’une robe de défilé. Pour du spectacle, cela en serait ! Il lui faudrait l’aide de quelques voisins pour tenir à distance des 104 kilogs dénudés de la sculpturale danseuse, tous les morveux du quartier et ceux des autres favelas avertis par le bouche à oreille. Couturière officielle d’une des plus célèbres écoles de samba, Giovanna croulait sous les commandes ; de quoi voir l’avenir en rose, remplir le frigo pendant plusieurs mois et envoyer le benjamin dans une bonne institution y recevoir la meilleure éducation. Avec l’argent gagné depuis de longues années passées à rester courbée sur ses travaux de couture, elle aurait pu déménager et s’installer dans un quartier plus salubre et plus sûr de Rio. Mais elle y était née, son mari y était mort et ses cinq enfants y avaient été élevés dans le respect des autres. Elle était devenue une sorte de symbole pour les habitants du quartier. On la citait souvent pour rappeler aux journalistes ou aux touristes avides de sensations fortes que le mot favela ne rimait pas forcément et uniquement avec celui de délinquance. Elle en tirait de la fierté et l’assurance qu’ici était sa destinée. Toujours souriante, quelle qu’ait été la lourdeur du labeur, elle n’émettait que des avis passés au crible de sa générosité naturelle, s’efforçait de remonter le moral autour d’elle, positivait chaque douleur sans tomber dans un trop-plein d’optimisme suspect. Cette bonne humeur trouvait sa source dans son travail. Créer les costumes les plus burlesques, des coiffes désopilantes, des fanfreluches éphémères ne la prédisposait pas à la déprime. Ne clamait-elle pas à qui voulait l’entendre que travailler était, chaque nouveau jour que Dieu lui accordait de vivre, une vraie récréation ! Alors quitter sa Vila Cruzeiro… pour rien au monde ! On la sortirait les pieds par devant, mais sûrement pas de son plein gré.

Les yeux passant sans cesse, de l’ouvrage à l’horloge suspendue au-dessus du buffet, une bouffée d’angoisse lui noua le ventre. Les aiguilles avançaient beaucoup trop vite, du moins celles en acier de la compteuse de temps, quant aux autres, elles ripaient sous la surface étincelante des  fausses gemmes. Faire attendre une star… il n’en était pas question. Elle se concentra sur la tache en marmonnant quelques prières au Christ rédempteur. Elle y arriverait, le sang dût-il couler à flots de ses doigts martyrisés. Le Seigneur n’avait-il pas enduré plus encore ? Raffermie dans sa détermination, c’est sans aucune trace d’anxiété qu’elle entendit frapper à sa porte. La visiteuse avait dix bonnes minutes d’avance quand le dernier point fut noué. Elle se leva, passa la main dans ses cheveux tissés d’argent pour y mettre de l’ordre avec un soin méthodique. Les coups redoublèrent de force. Elle n’allait pas laisser la nouvelle égérie du sambodrome briser le bois déjà pourri de sa retraite.

- J’arrive ! hurla Giovanna.

Cinq hommes armés se tenaient sur le pas de la porte, l’air embêté. Elle reconnut parmi eux le fils de Ronaldo, le boulanger de Cruzeiro qui concoctait les meilleurs Bolos de Fuba de tout le quartier. Sous son béret noir, le jeune homme fuyait des yeux le sourire de bienvenue qui lui était adressé. Un grand mulâtre s’interposa entre lui et Giovanna.

- Madame Servo, Madame Giovanna Servo ?

Giovanna opina de la tête et leur fit signe d’entrer. Le gradé tenait à la main une feuille de papier et tout en déclinant son invitation, il la lui plaça sous le nez. Giovanna reconnut la croix bleue de Saint-André ornée des armes portugaises en son centre, emblème de la mairie de Rio. Incrédule, elle interrogea le policier du regard.

- Ordre d’expulsion, Madame Servo ! Vous avez reçu un avis il y a un mois, vous avertissant que vous aviez jusqu’à ce jour pour quitter votre logement et qu’à défaut de le faire, l’union pacificatrice de la police serait dans l’obligation de vous y contraindre, et l’UPP, c’est nous !

- Mais pourquoi ? balbutia Giovanna partagée entre la stupéfaction et la colère.

- Les ordres, Madame Servo, ce sont les ordres…D’ici la coupe du monde de football de 2014, on a pour instructions de nettoyer le quartier…

- Jamais, vous entendez… Jamais !

Elle fit volteface et s’engouffra dans sa demeure les poings serrés sur ses hanches. En contrebas de la ruelle, les vitres électriques d’une limousine se refermèrent lentement sur les accords acidulés d’une ballade brésilienne. La plantureuse noire assise sur la banquette à l’arrière fit signe au chauffeur de poursuivre sa route.

  • Arf... que ce texte soit redescendu à 3 cœurs me fait sourire... il y a vraiment des gens sur cette plateforme qui s'amusent de peu.

    · Il y a environ 12 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

  • Merci Colette. Une réalité complexe mais où il ne faut pas oublier, contrairement à certaines idées reçues que la majorité des habitants des favelas ont un travail régulier et honnête. C'est du moins ce que j'ai ressorti de l'enquête que j'ai menée avant d'écrire ce texte. Bizzz

    · Il y a environ 12 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

  • idem Serge. C'est un long débat et qui demande à être étayé de faits concrets. J'espère aussi que le sujet ne sera pas "enterré". Merci à toi pour ce commentaire. Bonne journée!♥

    · Il y a environ 12 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

  • Merci Ellen ♥♥♥ La mise en situation me semble indispensable pour mieux comprendre de l'intérieur, plutôt que de dénoncer ou prendre position pour en vertu de sa propre sensibilité. Ce n'est pas un pamphlet ni une chronique que j'ai souhaité écrire. Juste une fiction (tirée quand même de faits réels) et je laisse le soin à chacun d'approfondir ses connaissances sur le sujet avant d'en tirer des conclusions. Bises

    · Il y a environ 12 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

  • En effet c'est un sujet très intéressant, aussi intéressant que désespérant d'ailleurs. Ce que j'apprécie dans ta fiction c'est que tu aies choisi de nous montrer le point de vue d'une habitante de ces favelas, tout à fait étrangère à la délinquance. Bien que, pour moi, ceux qui poussent ces gens à la violence sont les mêmes que ceux qui les chassent pour ça... mais c'est un long débat. En tout cas c'est un coup de coeur, et j'espère que ce sujet continuera à faire parler! Bonne soirée!

    · Il y a environ 12 ans ·
    Kropotkine 150

    sergedecroissant

  • Une fois encore je suis séduite par ton récit, petit nouvelle qui sonne si vrai. Cette Giovanna couturière de la favela, je l'imagine si bien avec tes mots. Ce que j'aime aussi c'est le contexte à chaque fois d'évènements qui interfèrent dans la vie de tes personnages, ici la préparation de la coupe de foot et "l'assainissement" de la ville.
    Tes mots ont cette magie et précision qui font mouche à chaque fois.
    Merci Elsa !

    · Il y a environ 12 ans ·
    Default user

    ellen

  • Merci Mathieu... beaucoup à dire et à écrire sur le sujet. J'attends avec impatience ta propre contribution. Je ne sais le faire qu'au travers d'une (pseudo) fiction :-)

    · Il y a environ 12 ans ·
    Locq2

    Elsa Saint Hilaire

  • J'aime car je suis de près cette histoire de pacification, de "nettoyage" (guillemets importants" à Rio pour la Coupe du Monde en 2014...
    C'est une nouvelle fois bien écrit mais ça ne pouvait en être autrement ;)

    · Il y a environ 12 ans ·
    Sdc12751

    Mathieu Jaegert

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