Page blanche

Rodolphe Gayrard

Page blanche

Page blanche, tu m’exaspères ! Toute nue devant moi, attendant que je te remplisse, c’est insupportable. Tu brilles dans mon cristallin et tu voudrais noircir. Tu voudrais que je répande sur ton âme, les lettres qui font mes maux. Tu voudrais que le sirop noir de ma tête et de mes mains coule sur ta jupe immaculée. Tu voudrais que les vents de mon cœur sèment sur ta peau de pâleur des myriades de petites ombres, fines et sombres. Tu voudrais, pour te sentir parée, décorée, que je pique sur toi des perles et des brillants, tu voudrais que je littérature aux miennes. Tu voudrais, je le sais, que je te dise tout. Que simplement, sans chichis, je trace dans ta mémoire tout ce qui fait la mienne. Peut-être voudrais tu qu’après t’avoir habillée, je te déshabille, et que, sans fin, je soulage tes caprices et tes appétits. Tu voudrais que chaque soir, devant toi, je fasse mon testament. Que toutes mes volontés, jusqu’à la dernière, soient confiées à ta virginité. Tu voudrais que je cache de mes frasques tes propres imperfections. Tu voudrais que je te rende belle. Tu voudrais que je te donne du génie. Tu voudrais que je maquille de mes ténèbres l’éclat de ta vacuité. Tu voudrais être le théâtre où rampent les créatures souterraines de celui qui te contemple. Tu voudrais que je pose en ton blanc seing les miasmes de ma vie et de celle des autres. Tu voudrais être Dieu qui sait tout et qui apprend au fur et à mesure qu’on le lui dit. Tu voudrais être un temple où chaque croyant dépose en offrande des roses et un peu de son âme. Tu voudrais être ma préférée, celle à qui l’on donne le meilleur, sans compter. Tu voudrais que je te crible comme la nuée, de points noirs, tu voudrais être le ciel où le marin lit sa route. Tu voudrais être colonisée par les fourmis immobiles qui sortent de mes mains et tombent sur ta face pale. Tu voudrais, sans me le demander, que mon sang remplace l’encre et que l’on lie un pacte, à ton avantage. Tu voudrais me subjuguer, tirer le suc de ma sève, faire de moi ton esclave. Tu voudrais qu’à tes pieds je dépose les miens et que je construise à partir du sommet, une pyramide. Tu voudrais, sans rire, porter mes guenilles et te sentir princesse. Tu voudrais être le tissu de mes rêves, où se brodent les histoires du monde. Tu voudrais être mon cœur où l’on peut lire la vie sans que rien n’y soit inscrit. Tu voudrais être libre de moi et te remplir de toi-même. Tu voudrais être mon maître et me commander une œuvre à sculpter dans du satin. Tu voudrais que je me taise et que les paroles deviennent des preuves de ton existence. Tu voudrais que je te nourrisse, que je te satisfasse. Tu voudrais être repue et enfin vêtue.

Mais, tu vois, moi, ce soir, je te préfère affamée et toute nue !

Rod

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