Partager la Tarentaise

Nini Bringsted

Une vieille femme au fond d'une vallée. L'arrivée des étrangers.


Ca a commencé par une idée de ma petite nièce, à cause des socialistes qui nous font payer tellement d'impôts qu'au bout de l'année il faudrait vendre son champ pour pouvoir manger. Moi, avec les œufs et le lait, j'ai plus les moyens de joindre Décembre à Juin. Alors un jour que je revenais de la banque (je devais avoir l'air bien abattue), elle a dit comme ça :

-       Mémère, ce qu'il faut, c'est louer ta maison.

C'était une sentence. J'ai cru avoir une attaque. Louer la maison Rudet ! J'en avais le souffle court. C'est la maison mère du village, trois étages accrochés au flanc de la montagne, avec écurie, grange, cave à affinage et la mémoire des générations de Rudets nés et morts dans ses lits, l'âme de la Tarentaise entre ses murs. La seule qui reste de l'ancienne richesse, le bastion, la forteresse.

-        Jamais ! j'ai dis. Moi vivante, jamais un étranger ne dormira dans la maison du Grand-Père Honoré et de la Tante Adrienne ! 

La pauvre Emilie a répondu, en soupirant :

-       Alors, dans deux ans, on devra vendre. Le toit prend l'eau. L'ISF a encore augmenté. Mémère, on n'a plus d'argent. Dans deux ans, on devra vendre.

 

Ce soir là, j'ai presque pleuré dans mon lit comme une fillette. J'ai repensé à Marcello. Il aurait su quoi faire, lui, pour sûr il aurait su. Il avait toujours plein de bonnes idées, modernes. Si on nous avait laissé nous épouser, on s'en serait bien sortis avec la ferme, les terrains et tout le reste. On aurait eu de beaux enfants, on aurait préservé tout le patrimoine de la famille. On aurait été heureux ! Mais le Grand-Père l'avait interdit. Marcello était trop pauvre et moi, pour mon malheur, j'étais cadette, et mes parents vieillissants avaient besoin de moi à la ferme. Je ne pouvais pas me marier.

Alors, Marcello est retourné à Aoste. Pendant des années, on a attendu, espérant, amoureux, mais le Grand-Père n'a jamais voulu et Marcello a fini par se marier. Il a fait de bonnes affaires, il est devenu riche. Je l'ai pleuré longtemps, et chaque fois qu'il venait en visite à Bourg je me terrais dans la montagne pour qu'il ne voie pas mes ongles cassés, mon tablier sale et ma jambe boiteuse.

 

Marcello, tu saurais quoi faire toi, pour sauver la maison. Tu adorais cette maison comme si c'était la tienne. Mais tu n'es pas là. Emilie a peut-être raison. Ca me crève le cœur, mais elle a raison.

 

 

D'abord, il y a eu des Australiens, qui étaient immenses avec un air nigaud et des manières pas communes, à faire griller des saucisses dans le jardin et à roter comme des ivrognes. Emilie m'avait bien appris à dire « Maille naime ise Madeline » et « Ouelcome » mais j'avais pas bien envie de les croiser. Après, il y a eu des anglais, des belges, des russes… C'était un vrai défilé, à croire qu'il n'y avait que ma maison d'intéressante sur cette terre et que mon jardin à saccager. Le pire, c'est que au début tout le monde rouspétait au village. Henriette avait même retrouvé du vomi dans ses salades et accusé les anglais. Mais ils lui avaient fait tellement de gentillesses ensuite qu'elle avait fini par les trouver sympathiques. Et comme ça avec tout le monde. Y'a eu l'espagnol qui a réparé la fuite du bassin, les petits irlandais qui ont retrouvé la vache au vieux Gilbert, la grosse belge qui offrait ses bretzels à la ronde et le couple de Malais qui avaient ôté le mauvais œil aux poules d'Henriette. Tout le village adorait les étrangers, ça faisait de la compagnie et des enfants partout, comme au temps de la Mémère Rudet et des quatorze enfants.

 

Au début, j'ai trouvé ça amusant, et puis ça m'a lassée. J'en ai eu assez du bruit, des enfants, des éclats de rire dans la nuit. Je ne voulais plus voir personne. Ma jambe me faisait de plus en plus mal, je n'arrivais plus à marcher, à les fuir. Ils étaient tout le temps là, et souriants, gentils, serviables. Emilie me traitait de vieille bourrique, de vieux chameau, mais ça ne me faisait même plus rire. C'est que j'étais triste, et en colère. Moi, j'en avais pas eu, d'enfants, alors c'était pas pour me farcir ceux des autres. J'en avais pas eu de famille, alors j'allais pas accueillir tous les parents du monde. Ils me chassaient de chez moi, ils s'appropriaient ma maison. Ils voulaient toujours revenir, rester plus longtemps, comme si moi, Madeline Rudet, dernière du nom, héritière du patrimoine familial, occupant cette maison depuis 80 ans, comme si j'étais devenue une simple tenancière à la saison dont on oublie la figure aussitôt qu'elle est partie.

 

Ma vie allait bientôt fini, et je voulais en profiter seule, au calme, chez moi, avec mes murs et mes ancêtres. Alors, quand le marocain a renversé la stèle de l'Oncle Charles en reculant sa camionnette, j'ai dis à Emilie : « C'est fini. Plus personne. Je veux mourir seule. Plus personne ne viendra ici. » Elle a eu l'air triste, elle avait les larmes aux yeux de me voir comme ça. « D'accord, Mémère, elle a dit. D'accord. Il ne reste plus qu'une semaine. Les derniers. Je te promets. Je trouverai une autre solution. » Je l'ai embrassée sur le front. C'est une brave petite. Je sais que je suis une vieille chouette aigrie, mais il n'y a plus grand monde que ca puisse déranger.

 

 

Je les ai guettés sur la place du village à l'heure qu'Emilie avait dite. Des Valdotains dans une voiture italienne rutilante. Ca m'a un peu consolée. Aoste, ce n'est pas l'étranger, c'est cousin, c'est la famille. J'ai dis Ciao, dans ma barbe, avec l'accent des gens de là-bas.

Il y avait deux femmes avec trois petits enfants qui s'égayaient sur la place. Au moment où j'allais quitter l'ombre de la grange, un homme est apparu derrière l'automobile. Il était encore grand, même si l'âge l'avait un peu voûté, et il portait un complet noir avec une coupe très élégante. Ses cheveux blancs peignés ondulaient sur sa nuque. Il avait une magnifique moustache blanche. Mon cœur a bondi. Marcello. L'une des femmes lui a prit le bras. Vene, Papa, vene. Ils marchaient vers moi. Dieu Tout-Puissant. Marcello. La femme m'a vue et m'a fait un geste de la main. Je dus me tenir au montant de la porte. Marcello, ici. Mon Marcello. Mon cœur ne battait plus. Ô Marcello, quelle femme suis-je devenue ? Ô Marcello, est-tu donc revenu ?

 

Je m'élançais vers eux. J'avais mes jambes de vingt ans.


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