Partie fine en solitaire

jacques-sullivan

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Cela doit faire deux mois à peu près qu’on fait ça, dans le secret de nos chambres de bonnes de 10m2, toilettes sur le palier et douches communes. Ca a débuté un vendredi soir. J’étais seul chez moi, je m’ennuyais. Mes amis étaient tous soit injoignables, soit occupés, soit se mettaient la tête pour aller en soirée par la suite. Je n’étais pas d’humeur. Il y a des soirs comme ça… Rien envie de faire, pourtant c’est le week-end.
Je sortais les accessoires et les ingrédients pour me rouler un joint, compagnon idéal pour un début de week-end en solitaire, m’apprêtais à lancer un western spaghetti, à défaut de me nourrir, quand je vis de la lumière en face. Habitant sous le toit de mon immeuble, je n’ai que peu de vis-à-vis car le bâtiment en face a un étage de moins que le mien, très belle vue sur Paris donc, ville lumière s’il en est. Aujourd’hui habitué, voir lassé, cela fait trois ans que j’habite dans mon minable studio, je ne fais plus attention aux toits de zinc que je peux admirer depuis ma lucarne poisseuse, les dos de géants grisés par la pollution des milliers d’engins à fumée motrice qui circulent sans cesse, au fond de la vallée formée par ces incroyables falaises Haussmanniennes. Etrangement les volets d’en face ne sont jamais ouverts. Mais ce soir là, exceptionnellement, une fenêtre était dénudée de son apparat occultant et de la lumière s’en dégageait. N'ayant jamais aperçu aucun des habitants de cette bâtisse, j'étais bien intéressé par la scène.

 Je découvris ainsi pour la première fois un habitant d’en face, une habitante plutôt. Je pouvais la deviner en ombre chinoise à travers le léger rideau en papier de cigarette qui laissait paraître ses formes. Joli spectacle, digne du Lido. Elle évoluait lascivement de part et d’autre de son cagibi, trois pas sur la gauche, face au mur, elle se retournait, trois pas sur la droite, face au mur, elle se retournait, trois pas à gauche… Bref, elle était comme moi, elle s’ennuyait ferme un vendredi soir.

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Je cherchai et retrouvai dans le capharnaüm de mon petit bazar, tout en colonnades et en clés de voutes, mes jumelles de théâtre, à défaut d’un télescope ou d’un Pariscope. C’était l’occasion ou jamais de sortir en ce vendredi soir maussade, morose. Il fallait donc que je m’apprête. Je ne suis pas de ceux qui ne s’habillent plus pour sortir. Il y a des habitudes qui sont bonnes à garder : tirer la chasse en partant des toilettes, gifler ses patrons quand ils rendent en retard leur travail, s’habiller pour sortir au théâtre. J’étais en caleçon-chaussettes, à l’aise comme un célibataire en manque de compagne nocturne. Je décidai donc d’enfiler mon smoking. Je n’ai jamais su faire les nœuds papillons, n’ai jamais cherché à le savoir, je me le suis alors mis en bandana autour de la tête, comme tout gentleman quand sa flasque de gin est terminée, en signe de reconnaissance et de respect aux anciens. Une petite dose d’eau de Cologne derrière les oreilles pour que les femmes sentent bien ma grosse virilité au moment où elles m’embrassent. J’étais un peu en retard, tous les meilleurs sièges étaient déjà pris mais je décidais de ne pas me retrouver derrière un poteau, ni de monter au paradis des cages à poule, je pris donc un strapontin libre au devant de la scène, au risque d’y perdre un fessier. Mon voisin n’avait pas l’air trop inopportun ni trop bruyant. Je m’en satisfis et m’apprêtai à apprécier le spectacle. Je portai les jumelles à mes yeux, elle apparu comme dans une réalité songeuse. Elle était belle, elle était fraîche, plus fraîche que la plus fraîche de tes cousines, celle avec laquelle tu as joué au docteur et à l’infirmière dans le bac à sable. Inceste incestueux de jeunes enfants, pardonné par l’excuse de l’âge mais jamais oublié. Ses formes étaient celles des danseuses exotiques du début du XXe siècle : voluptueuses. Ce n’était pas non plus l’Hippopodame de Gainsbourg mais il y avait une rampe de sécurité à laquelle s’accrocher en cas de chute de rein trop abrupt. Tout comme une échelle de marin, descendre cette croupe demandait à ce qu’on lui fasse face pour ne pas manquer une marche et dégringoler à ses pieds. Je priai pour que le rideau disparaisse et puisse me laisser voir cette beauté à même la peau. Il devait m’écouter, ou bien la chaleur de mon regard fit s’embraser le papier à cigarette, car tout d’un coup, un éclair de feu apparu et le rideau disparu. Le tonnerre gronda seulement quelques secondes après, l’orage n’était pas loin. J’installai le patatonnerre pour ne pas risquer de me faire foudroyer par son regard et retournai au spectacle.

 3

« Je m’ennuie, je m’ennuie, je veux faire l’amour. »


Si je le répète assez longtemps et le pense assez fort, peut-être que quelqu’un va m’entendre. Peut-être que quelqu’un me baisera. Mais je suis une fille difficile, compliquée dira-t-on. Je suis regardante sur les mains qui me visitent, sur la verge qui me pénètre. Et surtout sur la personne qu’il y a au bout. Une verge toute seule ne peut pas faire grand-chose… Oh, bien sûr, on en trouve dans le commerce, ça peut satisfaire les filles peu regardantes mais les filles comme moi, sybarites et gourmandes, avec un appétit à ramener la famine dans les pays développés,  une bête verge en plastique ne suffit pas. Un homme, un torse, des bras, des jambes, une bouche, une langue, un nez, des pieds, des poings, des cheveux, un cul. Qu’on m’emballe, qu’on me déballe, qu’on me prenne, qu’on me jette, qu’on me rattrape, qu’on me fasse tournoyer. Etre occupé de partout et tout occuper en même temps. Voilà tout ce que je veux.

Déjà deux jours depuis la dernière fois qu’on m’ait touché, peu pour certains, deux éternités pour moi. Deux jours que je tourne en parallèle dans mon lugubre studio de bonne. Bonne à quoi ? Bonne à rien pour le moment. Pas même capable de descendre dans la rue et de remonter avec le premier venu. Qui me dirait non ? Personne, ils n’oseraient pas. Trop impressionnante pour ça. La nature m’a doté de tout ce qu’il fallait pour rendre fou n’importe quel homme. Y compris les amateurs de mannequin uniforme et sans forme. J’ai des fesses, des grosses fesses qui appellent à la fessée, à la claque, aux bassesses les plus nommables. J’ai des seins qui rappellent à la source originelle, on y boit l’eau de jouvence qui vous ramène à votre berceau. J’ai une bouche, large, des lèvres rouge profond, des dents blanches et rondes, une gorge capable d’avaler n’importe quelle sornette, plus grosse elle est, plus profonde elle se fait. Une chatte qui ronronne dès qu’on la caresse, qui se roule de plaisir dès qu’on l’effleure, et qui s’ouvre comme une fleure quand on lui touche le museau. Des jambes galbées comme celles d’une coureuse Africaine, pas trop musclées, pour qu’on ait envie de s’y coucher. Des pieds, pêchés mignons, religieuses dans lesquelles on a envie de croquer. Un cul avec un siphon qui ne laisse pas une goutte s’échapper, tout y rentre. Une nuque, une chute, une culbute.

 Quelle tristesse d’avoir tout ça et de ne rien en faire. Je m’allume une cigarette pour me détendre. Une cendre s’envole dans mes pas et met le feu au rideau en nylon. Il part en fumée d’une traite. Mon corps nu est alors exposé au regard de quiconque est à sa fenêtre. L’idée m’enchante et m’excite d’autant plus que j’aperçois une paire d’yeux en face.

4


J’en ai marre de ce type. Il ne fait jamais rien. Il ne me fait jamais voir du pays. Il ne me fait jamais rencontrer de nouvelle personne. Homme ou femme, je m’en fous. Ce n’est pas moi qui gère ça. Moi ce que je veux c’est de l’action, basta. Je veux du va et vient bordel ! Je suis tellement lourd en ce moment, j’ai peur d’imploser. J’aimerais ouvrir un bouton de mon pantalon pour pouvoir me relâcher un peu, mais je n’en ai pas. Je veux qu’on me fasse cracher bordel, sans finir dans un mouchoir ou dans un sopalin pour une fois. Je suis trop bien élevé pour le faire par moi-même, l’adolescence est passée.

Le mec qui est accroché à nous, on le choisit pas. C’est comme votre famille pour vous, vous ne l’avez pas choisi, c’est la vie qui vous l’a donné. Généreuse elle est, pas vrai ? Oui, mais  avec des goûts de chiotte parfois. A moi aussi elle a fait un cadeau, mais je lui retournerais si je pouvais. Qu’est-ce que je fous avec ce type bordel ? J’aurais pu me retrouver sur un étalon, un Casanova, un Don Juan, un professionnel, un voyageur, un vagabond du sexe. Et non, je me retrouve avec un petit branleur de première. C’était bien quand on avait quinze ans, ça me suffisait. Mais maintenant, ça fait dix ans que ça dure. Toujours avec la même main. Toujours avec la même cadence. Aucune originalité, pas même dans le choix du mouvement. Monter, descendre, monter, descendre, monter, descendre... Je suis pas un piston bordel. Tiens, même un trompettiste ça aurait été mieux. Au moins il aurait pu me faire siffler des airs connus ou inconnus. Mais rien, aucune créativité par ici, même avec les femmes. Ca a toujours été limité à de pauvres missionnaires dans leur vagin. Mais qu’est-ce qui m’a foutu un cerveau pareil ? J’ai pas mon mot à dire je sais, mais de temps en temps je ferais bien la grève. Et je peux te dire que si ça continue comme ça, à quarante ans j’arrête tout. Impuissant il sera le gars.

 Tiens ça y est, il se prépare à remettre ça, ça faisait longtemps. Il s’installe face à la fenêtre. Ah mais dis donc, il y a une femme en face, et quelle femme ! Oh mes aïeux, si je pouvais rentrer là-dedans, je crois bien que je ne voudrais jamais en ressortir ! Elle vient de regarder dans ma direction, oh je me sens tout dure tout d’un coup. Qui sait, il y aura peut-être un peu de nouveauté pour une fois ?

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