Pèlerinage à la ponctuation légère

lise-rose

J’ai enfilé à toute vitesse mon écharpe et mes gants en cuir. Il faisait un froid de canard dehors. La tempête de neige avait envahi le pays. Les voitures parquées sur les allées de garages s’étaient transformées en énorme boules blanches. C’était un temps à rester enfermé chez soi devant le feu d’une cheminée, un chat bien en chair endormi sur les genoux. Mais le départ était prévu aujourd’hui. Je devais quitter mon appartement chaleureux pour un voyage inoubliable. J’y pensais depuis de nombreux jours. J’avais rassemblé toutes les coupures de presse sur le sujet. Je voulais être certaine d’être bien préparée. Je n’avais trouvé que des critiques positives. Mon voyage ne pouvait donc être qu’exceptionnel.

Le train de 07:49 avait du retard. Mon cœur battait la chamade. J’étais excitée, même si j’avais aussi peur d’être déçue. Je savais que ce n’est que lorsque le train se mettrait en route que j’allais enfin pouvoir oublier mes nombreux désagréments domestiques. Le temps d’un voyage, j’allais rêver d’une autre vie, découvrir des endroits insolites et rencontrer des personnages passionnants, peut-être même déroutants. J’avais déjà la trame en tête, je connaissais le sujet à force de m’être documentée. Le début ne m’était pas inconnu et j’imaginais aisément la fin. Bien entendu, il me manquait l’odeur de lavande et de la cuisine épicée, la sensation de mes mains sur l’herbe fraiche et la vision de paysages pittoresques. J’avais pris plaisir à essayer de me les imaginer, certes avec un succès mitigé. Les sensations se couchent difficilement sur le papier. Seuls les magiciens des mots parviennent à pointer leur baguette sur les lettres qui font frémir.

J’étais en sueur. Les radiateurs du wagon soufflaient à plein régime et je commençais à étouffer. J’avais pendu ma veste sur le crochet prévu à cet effet à côté de la fenêtre. J’étais partie pour un long trajet, autant me mettre à l’aise.

Dès le début, j’avais été enchantée. Tout était devenu mystérieux et en même temps très lumineux. J’étais baignée dans une ambiance feutrée. Comme je me l’étais imaginé, les paysages me coupaient le souffle. J’avais tout de suite été sous le charme des personnages aux traits caricaturaux qui avaient envahis l’espace. Jamais ailleurs je n’avais rencontré d’êtres si spéciaux; tantôt menaçants, tantôt burlesques. J’imaginais les conversations que je pourrais avoir avec eux à la tombée de la nuit attablé à la terrasse de l’unique taverne du village, sirotant un verre de vin frais. Je savais que nous n’étions pas du même monde mais j’avais la sensation de vivre avec ces personnes, de découvrir leurs défauts, leurs souffrances, leurs espérances. J’étais émue et heureuse de voir la vie à travers d’autres yeux. J’analysais leurs discussions et envisageait ce que j’aurais pu répondre à leur place. Quelles auraient été mes réactions si je m’étais installée dans leur vie ? J’établissais vite les liens entre les habitants du village : lesquels s’aimaient et lesquels se détestaient. J’avais un rôle d’observatrice et cela me plaisait de me faire guider, de ne devoir prendre aucune décision importante, de suivre les autres tout simplement. Je savais que ce n’était qu’éphémère, que j’allais devoir rentrer chez moi pour retrouver mon quotidien. Mais j’aurais alors le souffle nécessaire pour reprendre ma course effrénée qu’était devenue ma vie.

Je venais d’avoir une bouffée de chaleur. Je sentais la fin arriver et j’avais le cœur partagé entre la déception de devoir quitter un monde encore inconnu la veille et l’excitation de connaître au plus vite l’histoire complète.

J’ai refermé doucement mon livre et j’ai regardé par la fenêtre, un sourire sur les lèvres. Juste au même moment, le train commençait à ralentir pour entrer en gare. Mon voyage se terminait à la page 201. J’avais l’impression d’avoir émigré une semaine dans une contrée lointaine alors que je n’avais fait que voyager entre des lettres, des points et des virgules.

Les voyageurs s’affairaient pour extirper leurs bagages des compartiments trop étroits. Je replaçais mon livre avec soin dans mon sac. Je me rendais à la conférence nationale sur la fraude fiscale. J’affrontais l’après-midi la tête légère, pleine de beaux mots, de paysages vertigineux, et d’histoires rocambolesques. Un magicien des mots m’avait une nouvelle fois troublée et mon voyage imaginaire, je ne risquais pas de l’oublier de si tôt.

Signaler ce texte