Peur bleue...

thalia

    Charles venait de mettre sa veste. Il s’apprêtait à sortir, comme il le faisait chaque soir, à neuf heures, lorsqu’il entendit des bruits de voix et de pas dans l’escalier.

    Il crut d’abord qu’il s’agissait des voisins du troisième mais il ne reconnut pas leurs voix. Il ralentit le pas et tendit l’oreille mais il ne perçut que des murmures. Il essaya de se faire le plus léger possible et continua sa descente. Il s’arrêta sur le palier et écouta attentivement.

    Que faisaient ces hommes dans le hall et pourquoi chuchotaient-ils ? Qu’attendaient-ils ? Que cachaient-ils ?

    Soudain la lumière s’éteignit et Charles entendit un bruit sec qui le fit sursauter. Quelque chose de dur venait de tomber sur le sol en marbre de l’entrée. Il se raidit et essaya de deviner ce qui se tramait plus bas. Mais les voix s’étaient tues. Plus un seul bruit. A part sa respiration saccadée. L’oreille aux aguets, dans le noir total, Charles se tenait droit et raide comme un balai.

    Cet homme d’une quarantaine d’années, à l’allure frêle et banale, était toujours vêtu de sombre. Timide et réservé, il n’était pas d’un grand courage. Peut-être même un peu lâche. Et ainsi, depuis l’enfance traversait l’existence tel un fantôme. Sa mère avait pour habitude de dire en parlant de lui qu’un poisson rouge était de bien meilleure compagnie.

    Tout en essayant de se raisonner, il se dit qu’il lui suffisait de tendre le bras pour atteindre l’interrupteur et que jaillisse la lumière. Un jeu d’enfant. Malheureusement il était comme tétanisé. Le corps figé, les muscles tendus, le souffle court. Il était coincé sur le palier et tremblait comme une feuille. Comme une fillette. Il lui sembla entendre sa mère le sermonner.

—            Cesses de faire le poltron. Pour une fois, comporte-toi en homme. Mon dieu, on dirait ton père. Pas étonnant que tu ne trouves pas de femme. Qui voudrait de toi ? Rallume cette stupide lumière et va faire ta promenade…

    Et eux, pourquoi ne rallumaient-ils pas la lumière, se demanda Charles horrifié. Il y avait là quelque chose de pas très clair, de malhonnête. C’était certain. Soudain un craquement retentit dans le silence. Il reconnut aussitôt le son familier de la quatrième marche de l’escalier. Tous les locataires l’évitaient avec soin car elle grinçait affreusement. C’était donc des inconnus. Charles tous les sens en alerte perçut l’avancée lente et silencieuse des deux personnages.

    Plus ils se rapprochaient de lui, plus la respiration de Charles s’accélérait, les battements de son cœur augmentaient à une cadence infernale. Des gouttes de sueur envahirent son visage blanc de peur. Il découvrit avec effroi que la peur avait un goût. Salé et acre. Dans un ultime effort, il se laissa glisser le long du mur silencieusement. Il finit ratatiné, recroquevillé, sur le tapis du palier du troisième étage. Le son de la télévision filtrait à travers la porte. Il imagina ses voisins confortablement installés sur le canapé. Il lui suffisait de crier et on viendrait lui porter secours. Mais aucun son ne sortit. Muet comme une carpe.

    Les voyous quant à eux continuaient leur lente et silencieuse progression. Plus qu’un étage et ils seraient là. Charles entendit le frottement des mains sur la rampe de bois. Il ne restait plus qu’un demi-étage pour qu’ils le rejoignent. Si Charles faisait vite, il pouvait encore bondir jusqu’au quatrième, ouvrir sa porte et s’enfermer à double tour. Bien à l’abri. Sa main toucha le métal froid de sa clé. Il pouvait le faire. Il en était capable. Il ne lui restait qu’à bouger mais son corps lui refusait le moindre mouvement. Il était comme une statue de granit. Plus que quelques marches et ces criminels seraient là.

    La respiration de Charles se fit plus légère. Imperceptible. Avec un peu de chance, ils passeraient sans se rendre compte de sa présence. Plus que deux marches. Une seule. Ils étaient là, sur le palier.  Le cœur de Charles battit de plus en plus lentement, de plus en plus faiblement. Et dans l’obscurité totale, Charles les devina puis il sentit ces monstres heurter et s’abattre violemment sur son pauvre corps.

    Le lendemain matin, la concierge annonça à Emma, toute jeune maman, que le très discret locataire du quatrième était mort. Une crise cardiaque. Son corps avait été découvert, à vingt et une heure trente, par ses nouveaux voisins, qui venaient d’emménager la veille. Un couple très gentil. Et sur le ton de la confidence elle ajouta plus bas :

—            Ne laissez plus la poussette du petit dans le hall. Ils sont aveugles, tous les deux. La vie est déjà assez difficile pour eux. Je ne voudrai pas qu’il leur arrive malheur.

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