Phare dans la tempête

Valérie Pascual

Lentement. Un pied devant l’autre, doucement, sans effort démesuré. La pente est rude, et je dois la gravir jusqu’en haut. Passer ensuite le col, et descendre le long du flanc sud de la montagne, vers le refuge. Monter puis descendre, le quotidien absurde du randonneur ! Encore quatre pas, et j’aurai fini une traversée de plus de cet interminable pente herbeuse. Je regroupe mes pieds, me redresse un peu pour inspirer plus à fond. Puis je me retourne et entreprends une nouvelle traversée, toujours vers le haut. Aucun sentier ne parcours cette côte, le randonneur choisit son trajet. Parfois je m’amuse à tracer mon chemin tout droit comme le font les fourmis, qui enjambent les obstacles en suivant la ligne de plus grande pente. J’en connais, meilleurs marcheurs que moi, qui l’auraient fait ici. J’en suis incapable, la pente est beaucoup trop dure. Alors je fais à ma façon, de longues traversées avec une inclinaison modérée, puis un virage en épingle à cheveux, et une autre traversée. La marche a ceci de merveilleux qu’elle est faite pour tous, il suffit d’écouter son corps et de n’entreprendre que ce dont on est capable. A propos, mon cœur bat trop fort. A mi traversée, je m’arrête un peu. J’inspire, je souffle à fond. Je regarde vers le bas : je n’ai vaincu que le premier tiers de la pente. Un peu décevant au fond. Mais la seule chose importante en montagne, c’est d’arriver à bon port. Je me retourne pour jeter un œil vers le haut de cette côte si difficile à franchir. A cet endroit elle est encadrée par deux sommets pierreux auxquels je ne m’attaquerai pas, ce n’est pas ma route. Demain depuis le refuge, qui est de l’autre côté du sommet de droite, je pourrai contempler les isards qui viendront jouer dans le soleil levant. Mais pour l’instant je n’ai pas le choix, je dois monter vers le col. En observant attentivement mon but, ce fameux col, une silhouette grise et verte attire mon regard. A six cents mètres au dessus de moi, un petit pin rabougri a réussi à s’enraciner. Je suis trop loin pour bien le distinguer, mais il me semble tout tordu. Sa présence est étrange. Le long talus herbeux que je monte est bordé par deux éboulis. En bas, quelques genévriers poussent à la limite entre rochers et herbe. Au loin, plus bas, les pins s’éparpillent sur les flancs de la montagne. Mais ici, là précisément où je suis, aucun arbre. Sauf ce tout petit pin, tout en haut. Et bien, il sera ma boussole, mon phare. Il fait très beau, je n’ai pas à affronter d’autre tempête que celle qui pourrait jaillir dans ma tête quand les jambes seront trop lourdes, les mollets trop durs, le souffle trop chahuté. Bon, je dois repartir. Je suis dans le mauvais sens sur cette traversée, je lui tourne le dos. Du coup, j’ai hâte de la finir, je presse un peu le pas. Mais en marchant trop vite, je pose mal mes pieds. Le pied aval surtout, et malgré les chaussures raides et à tige montante, je me tords la cheville. C’est pourtant facile quand on regarde où on met les pieds. Vu d’en bas, ou de loin, on pourrait croire un gazon anglais, régulier et homogène. Il n’en est rien ! Cette pente est faite de petites mottes de terre, dont la partie saillante, vers l’aval, est couronnée d’une touffe d’herbe pointue, un peu piquante. Entre ces mottes, on voit la terre. Pour bien marcher, il suffit de poser le pied sur le dessus de la motte, qui est très stable. Je me reprends, reviens donc à mon rythme de marche habituel, et recommence à poser mes pieds comme il convient. J’arrive au bout de cette traversée supplémentaire je me regroupe et respire un peu, je me retourne, et je le vois ! Le pin est là, bien sûr, et je vais faire une nouvelle traversée, les yeux rivés sur lui. J’essaie de deviner sa taille. Vu d’ici, c’est-à-dire encore loin, j’hésite entre un et deux mètres. Il me faudra encore bien des traversées avant de me hasarder à un pari plus précis. 

Il m’a fallu deux bonnes heures pour atteindre le deuxième tiers de la pente. Je m’octroie une autre pause. Je pose mon sac pour boire un peu. Manger, ce sera en haut, assise près du pin. Je regarde vers la vallée. Un groupe de randonneurs, est en bas de la pente.  Ils se sont arrêtés, ils mangent. Comme je l’ai fait avant d’attaquer mon ascension. Ils ont raison, il faut des réserves d’énergie pour en venir à bout. Je leur souris, tout en sachant parfaitement qu’ils ne peuvent pas distinguer ce signe amical. Je reprends ma marche, toujours guidée par mon phare. J’ai bien progressé, je le vois mieux maintenant. Mais je ne m’en ferai une bonne idée qu’en étant tout près. A mesure que j’avance, la pente s’adoucit. C’est au début peu sensible, mais petit à petit les pas deviennent moins pénibles. La marche devient plus aisée, plus rapide aussi. A chaque traversée, je peux attaquer la pente plus franchement. A tout ceci s’ajoute une réaction toute simple : celle du cheval qui sent l’écurie. La joie d’avoir bientôt vaincu cette imposante dénivelée ne va pas jusqu’à me donner des ailes, mais au moins rend mon pied plus léger. Bientôt je serai aux côtés de mon petit pin, je pourrai m’asseoir et prendre un peu de repos. Je viens d’ailleurs enfin d’atteindre le début de la dernière traversée. Je me dirige directement sur l’arbre, l’arbrisseau ? Je le vois bien maintenant. Il ne doit même pas faire un mètre. Il est tout biscornu. Au lieu de partir vers le haut, son tronc est orienté à la base vers la vallée, puis il fait un coude et repart en sens inverse vers le sommet de la pente. Enfin il s’incurve à nouveau et monte vers le ciel. Quelques branches en haut de ce tronc sont couronnées par des aiguilles épaisses et vert foncé. Je m’arrête à son pied. Je pose mon sac, je m’assieds. Avant toutes choses, reprendre des forces. Je sors de mon sac de l’eau, des raisins secs, une barre de céréales. Je contemple le groupe qui me semble progresser lentement. Il y a peu, j’en étais là. Je souffle longuement. Je me sens mieux. Je me tourne vers le pin. C’est drôle : marcher les yeux rivés sur cet arbre minuscule m’a fait oublier les douleurs … Cette fois-ci, pas de tempête dans mon crâne, juste la concentration, et la volonté. Je caresse son tronc, dont l’écorce se détache par plaques. Quelques pommes de pins traînent au sol. Les écailles qui la composent sont recourbées comme des crochets. Cela a donné son nom à ce pin : le pin à crochet. Dans cette région, il y en a partout. Quand j’étais petite, je choisissais de belles pommes de pin et je peignais l’intérieur des crochets de couleurs vives pour décorer la maison. Je ne peux pas m’en empêcher, j’en mets une dans mon sac. Je souris, je me relève et passe mon sac sur mes épaules. Encore un sourire, une tape amicale sur la cime de l’arbre. Je tourne les talons, et reprends ma randonnée.

« Salut mon vieux ! Merci d’avoir été mon phare ! »

  • Vraiment nice !

    · Il y a presque 14 ans ·
    Chtulu orig

    marcoux666

  • Randonneuse dans les cirques réunionnais, je me retrouve dans ce texte lent,aux phrases courtes,balancées,à la syntaxe répétitive,en harmonie avec le rythme et le souffle du marcheur,focalisé sur le but à atteindre. Analyse psychologique parfaite ! :-)

    · Il y a presque 14 ans ·
    Default user

    chrisdalard

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