Poker - Un tableau parfait

lise-rose

J’étais une menteuse invétérée. Je ne pouvais pas m’en empêcher, c’était maladif. Rien n’était assez beau. Rien n’était assez cher. Je me sentais obligée d’embellir mon quotidien. J’ai commencé très jeune par des petits mensonges sans conséquence. Je m’inventais des amis imaginaires et minimisais les punitions de mon institutrice. Plus tard, je racontais qu’un prétendant aux allures de prince charmant m’avait offert un énorme bouquet de roses rouges alors que je n’avais reçu qu’un bégonia défraichi d’un homme antipathique qui sentait trop l’homme viril. Si je recevais des compliments grâce à une robe que j’avais trouvée aux puces et que j’avais marchandée, je disais l’avoir achetée dans un magasin huppé à un prix exorbitant. Je peignais ma vie comme je le voulais : une tâche noire pour apitoyer les moins sensibles, une pointe de rouge quand je voulais plaire. J’utilisais les nuances avec dextérité et je n’hésitais pas à estomper les imperfections. J’ajoutais ça et là des pigments ocre quand il me manquait de la profondeur.

Au fil du temps, j’avais construit mon histoire comme un château de cartes. Les fondations étaient solides et j’avais pris soin d’ajouter des parois aux endroits critiques. Les gens m’admiraient au point de m’envier et j’aimais ça. Pour mon médecin traitant, j’avais travaillé en temps de guerre comme bénévole dans l’hôpital de fortune de Brinon-sur-Sauldre. Pour le journaliste de la gazette de mon village, c’est à la bibliothèque municipale de Saint-Jean-du-Doigt que j’avais écris mes premières nouvelles. J’avais autant de passions que de noms inscrits dans mon carnet d’adresses. J’excellais dans tous les arts. Mais je devais prendre soin de ne pas mélanger mes pinceaux.

J’habitais un petit appartement modeste situé au fond d’une impasse. L’immeuble était si bruyant que personne n’y restait plus d’un an. A mon grand bonheur, je ne devais pas m’embarrasser de voisins inquisiteurs. Je tenais à l’écart le peu de famille qu’il me restait. Orpheline de mère, j’avais pris mes distances avec mon père le jour où j’avais fêté mes 21 ans. J’avais compartimenté ma vie pour que les différents genres ne soient jamais en contact direct. Il m’était impossible de conseiller mon coiffeur à mon dentiste, il aurait pu en perdre l’oreille par surprise. J’achetais mon pain au sud de la ville et mon rôti de porc au nord. Je ne fréquentais jamais plus de deux fois le même café, de peur que le tenancier ne me reconnaisse. La stratégie de mon jeu laissait peu de place à l’improvisation.

Plus les années passaient, moins j’ouvrais la porte de mon appartement à mon entourage. L’envers du décor aurait pu me trahir. En grattant la couche superficielle, mon état de faussaire aurait rapidement été découvert. Ma vie sociale, bien qu’à première vue, très étoffée, n’était donc qu’une allégorie. Je m’étais tellement enfoncée dans le mensonge qu’il m’était impossible d’en sortir intacte. Mais je vivais dans l’opulence. J’étais invitée dans les plus grands restaurants en compagnie de personnalités influentes.

De peur que ma mémoire ne me trahisse, je brossais systématiquement l’esquisse de mes œuvres dans un carnet toilé. Force est de constater qu’arrivée à l’âge de raison, j’étais seule pour affronter ma vie quotidienne. Ma fresque était tellement mate qu’elle ne brillait que dans la pénombre. Quand la solitude me pesait trop, j’ouvrais mon carnet toilé et relisais mes notes. Ma vie trépidante me plaisait toujours autant. Je m’étais mariée une bonne dizaine de fois, j’avais enterré quatre maris dont un émir et un professeur émérite de l’université. Mes deux frères et mes trois sœurs étaient soit trop fades, soit trop brillants. J’avais fait le tour du monde et mon amie la plus fidèle habitait à l’autre bout de la terre. Je possédais une œuvre inédite de Félix Vallotton grâce à une grande tante éloignée qui me l’avait léguée dans son testament. Et des coups de crayons, j’aurais encore pu en tracer encore beaucoup si des maîtres de renom ne m’avaient pas mis sous le nez mes ratures.

La tâche d’huile qui signa la fin de mon règne, je la fis à une table de poker un soir de novembre. J’avais passé la soixantaine et arborais toujours le même chignon haut. Mon médecin traitant, pensionné depuis peu, m’avait conviée à une soirée avec deux de ses confrères pour battre les cartes. Le début de la partie s’annonçait bien. J’avais la main heureuse et mes complices se montraient passifs. J’étais confiante et bluffais sans vergogne. Je plaçais mes jetons sur le tapis sans prendre garde. Puis, les cartes étaient tombées une à une. Les plus belles combinaisons me passaient sous le nez. Devant ces trois hommes, je me sentais démunie. Ma confiance disparaissait pour laisser place à la panique. Le jeu ne tournait pas à mon avantage. Quand l’adversaire à ma droite me souffla qu’il était médecin pendant la guerre dans l’hôpital improvisé de Brinion-sur-Sauldre, je tenta de rester calme. Mes compagnons de jeux se lançaient des regards complices. J’ignorais sa remarque et essayais de me concentrer sur le jeu. L’homme à ma gauche commença alors à poser des questions sur mon environnement de travail de l’époque. Je me sentais prise au piège. J’ouvrais à peine la bouche. Ma clandestinité commençait à être révélée au grand jour. J’étais radiographiée avec minutie. Les scientifiques qui m’entouraient connaissaient bien leur sujet, à croire que chaque fragment de ma vie avait été étudié. Mes mensonges s’entrechoquaient et je devais bien rendre les armes. La partie était terminée et j’avais perdu.

Je me sentais fiévreuse et laissai mon ancien médecin me ramener chez moi. Je n’avais plus de réticence à ouvrir la porte de mon appartement. Je lui offris même de s’asseoir un instant. Je n’avais plus rien à cacher. Quand il sortit de sa serviette un carnet toilé couvert de notes, je ne m’en étonnais pas. Il me demanda de compléter son canevas. Au fil des pages, j’apercevais ma vie vue d’un autre angle. Dans le clair-obscur, je découvrais mes craquelures et mes incohérences. Mais la gêne que j’aurais pu ressentir s’atténuait par le simple regard de cet homme posé sur moi. Je passai la nuit à répondre à ses questions. Nous retracions les traits de mes récits et barrions mes ratures à coups de fous rires. Nous comparions nos notes et débattions des éléments qui nous semblaient incongrus. Le lendemain matin, au petit-déjeuner, je lui expliquai les yeux rougis de fatigue et de plaisir que j’avais été mariée vingt ans à un médecin que j’avais rencontré à une table de poker. Il ouvrit mon carnet et commença sur une nouvelle page l’ébauche du tableau parfait.

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