Privilégiée

victoria28

   « Et tu n’as pas peur de t’ennuyer ? »

   Je me suis retournée un peu trop vite. Blanche me regardait, une coupe à la main. « Tu n’as pas peur de t’ennuyer ? » Elle était bien la dixième à me poser la question. Blanche était la chef du module recherches. Ma supérieure hiérarchique, même si dans les entreprises du XXXe siècle on affectait de surtout ne plus parler de hiérarchie. Quelle blague ! Blanche ne l’oubliait jamais. Je ne l’aimais pas. En cette soirée nauséeuse où je tirais ma révérence, j’aurais pu me venger de ses mesquineries. Après tout, c’était moi qui prenais ma retraite à 70 ans. C’était moi qui allais pouvoir vivre, enfin. Face à elle qui en avait encore pour deux siècles à tirer, le triomphe aurait été facile.  

   Oh ! je n’allais pas culpabiliser. J’avais fait rentrer des milliards dans les caisses. J’avais redonné à l’industrie vieillissante des télécommunications un coup de fouet inespéré. La puce d’éternité, c’était moi qui l’avais inventée. Vous savez, cette petite puce qui permet de garder les cerveaux intacts après la mort, bien à l’abri dans les grosses boîtes stériles où on les transfère avant même le décès de l’enveloppe corporelle. Elles trônent aujourd’hui dans toutes les salles de séjour. Je suis sûre que vous en avez une, translucide et frémissante, avec dedans l’esprit de votre mère, de votre sœur, votre grand-mère, que vous pourrez garder et haïr jusqu’à en devenir dingue. Je suis sûre que vous en avez une. Tout le monde en a une.

   Jusqu’à une période récente pourtant, l’idée était inconcevable. Les cerveaux dépérissaient une fois coupés de leur corps d’origine. Sans rien à voir ni à sentir, ils préféraient se suicider. La solution était pourtant simple : il suffisait de brancher sur le sérum physiologique la puce des souvenirs accumulée pendant toute une vie pour recréer l’illusion de la réalité.  L’idée était enfantine. Personne ne l’avait eue avant moi. Elle a fait ma fortune -- et celle de Telecom+ au passage.

   La nuit commençait à tomber. Derrière les baies vitrées de la salle de réunion la forêt en friche s’étalait à perte de vue. Une fois de plus je me suis dit que Telecom+ avait eu du cran de revenir s’installer à Paris, alors même que personne ne pouvait garantir avec certitude que les radiations avaient bien disparu. Mais le gouvernement avait donné son feu vert. Alors on y allait.

   C’était un peu agaçant, ce zèle à vouloir montrer l’exemple, même si pour les employés cela avait des avantages certains. Il y avait des hommes à Telecom+ , grâce à la discrimination positive qui nous évitait le gynécée habituel des grosses multinationales.  La protection de la vie privée permettait à chacun de débrancher son lecteur cérébral en arrivant, au grand dam de la direction qui n’avait plus accès aux pensées des employés. Et puis il y avait peu de réunions physiques. Une fois par mois tout au plus. Le reste du temps, nous travaillions par hologrammes  interposés. Mes collègues des autres entreprises  m’enviaient, obligés de se ruiner en transports pour monter au siège. Moi je restais à Gap le plus clair de l’année, à l’air pur des montagnes, avec ma boîte à hologrammes pour tout interlocuteur.

   J’ai regardé Blanche, sa robe courte sur ses cuisses bronzées, ses joues d’enfant, son ventre musclé.  Elle sortait juste de son lifting du centenaire. Je lui ai souri. Elle n’allait pas me manquer. Ni elle, ni aucun de mes collègues qui ne se matérialiseraient plus jamais à l’improviste, j’en étais bien certaine malgré leurs promesses ferventes. Aujourd’hui les gens ne vivent plus que par l’entreprise. « Tu ne vas pas t’ennuyer ? » Mais j’avais la vie devant moi. La vie, la vraie.

   Avec la retraite, j’avais gagné le droit de faire un enfant. Un privilège exorbitant, alors que le gouvernement n’autorisait qu’une grossesse par siècle, et souvent aucune avant l’âge de 200 ans. J’allais être une de ces jeunes mères qu’on regarde avec envie, comme les stars du divertissement ou les rois du business.  C’était bien fini, l’époque de la reproduction anarchique. Les gens vivaient trop vieux depuis la révolution bioéthique. La terre était trop rare depuis la grande montée des eaux. L’espace disponible, trop disputé depuis que les guerres bactériologiques avaient rayé de la carte la moitié de l’ancien occident.

   Mais je m’étais fait une place au soleil. J’allais pouvoir couper aux règles. J’aurais trois ou quatre enfants, un garçon peut-être, de l’argent, du temps, des perspectives d’éternité dans mon bocal post-mortem. De l’amour, qui sait ? Je n’ai pas pu m’empêcher de rire. Et puis j’ai été contente d’avoir éteint mon lecteur cérébral, et que personne n’ait lu dans mes pensées. De l’amour ! après trente siècles d’histoire, c’était tout ce qui me venait ?

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