MAUX D'AMOUR

chrisalexandra

Inspiré de "Promenade à Honfleur" Vallotton

« Nous avons d’autres projets pour toi, avait répondu ma grand-mère à sa fille Elise quand elle lui avait confié son amour pour Arthur et son désir de se marier. Il est inconcevable que tu te lies avec un fils d’instituteur, même fou amoureux, fin lettré et bientôt professeur, avait-elle continué. Arthur ne passera jamais le seuil de l’église à ton bras. Quitte à contracter une mésalliance, j’aurais de loin préféré un Anglais mais de notre condition! » Elise n’avait jamais jusque-là senti le souffle d’un ton aussi glacial et péremptoire de la part de sa mère, elle sentait bien qu’elle ne pouvait qu’obtempérer. Toutefois, elle rencontrait tout de même Arthur en cachette au Mont, face à la baie d’Honfleur, seulement en période estivale car il étudiait à Paris. Mes grands-parents, pressés de mettre fin à cette idylle connue de tous, trouvèrent facilement un fiancé à leur fille et organisèrent sans plus attendre un mariage grandiose au château.

Le destin des amoureux semblait scellé par l’absence quand, il y a quelque temps, j’ai reçu la visite du fils d’Arthur. J’étais curieuse de mieux connaître cette famille et l’invitai à prendre le thé. Je savais que dans sa jeunesse Maman avait tendrement fréquenté Arthur, et, je profitai de l’occasion pour en apprendre plus sur cette figure de héros voyageur, un tantinet aventurier, dont les villageois parlaient en entretenant un certain mystère. Après le mariage précipité de Maman, Arthur s’en était allé cacher son chagrin ailleurs. Enseignant la philosophie, l’anglais et le français il avait sillonné toutes les Amériques, traversé l’Inde et l’Afrique. “Papa se maria un jour, je suis né, mais Maman peu de temps après ne survécut pas à une méchante fièvre du Mékong.” me confia-t-il ému. Il m’apprit enfin que son père écrivait et me tendit un recueil de poèmes dédiés à Elise. J’en lus certains qui me parurent si sincères et parfois si désespérés que j’en avais les larmes aux yeux. Encouragé par mon émotion, mon visiteur s’enhardit et me confia qu’il voulait réunir nos parents puisqu’ils étaient tous deux veufs depuis fort longtemps. Cette idée me plût beaucoup. Sans même réfléchir, je leur lançai une invitation pour le dimanche suivant tout en recommandant au fils d’Arthur de garder le secret.

Elise et Arthur, arrivés aujourd’hui à l’automne de leur existence, ne se doutaient pas que le destin les rattraperait. Après tant d’années d’absence, une vie… ils se sont reconnus à l’instant même où leurs regards se sont croisés. Nous, leurs enfants, nous étions aussi très émus car nous réalisions combien ils s’aimaient encore. Comme le temps s’y prêtait, ils décidèrent d’aller se promener au Mont et s’en allèrent bras dessus bras dessous avec la complicité d’un vieux couple. De ce moment magique, chacun a voulu laisser une trace : Elise peignit un tableau pudiquement intitulé « Promenade à Honfleur » tandis qu’Arthur a transcrit dans un petit carnet leurs mots doux : des flammes jamais éteintes couvaient sous la glace. En voici un extrait.

La surprise fut grande quand je revus Elise, l’émotion intense quand, l’après-midi même, nous avons marché jusqu’au Mont, près des peupliers, là où jadis dans la quiétude de notre cocon douillet nous nous retrouvions. Nous contemplions la baie, muets et timides quand elle se tourna vers moi, me pressant le bras tendrement elle se souvint : «J’essayais de te rejoindre ici chaque fois qu’il était possible d’échapper à la surveillance de mes parents. C’est là, au pied de ces peupliers jadis fièrement coiffés de blond que tu t’installais pour lire ou écrire des poèmes. Parfois tu les récitais ou encore tu me les chantais de ta voix si chaude que j’en étais chaque fois bouleversée. Bercée d’espoir, confiante, j’aurais aimé que la source de si tendres mots jamais ne se tarisse. » L’émotion brisait sa voix. Moi aussi j’avais quelque mal à parler, tant d’images me submergeaient qui évoquaient à la fois le bonheur de l’instant et les larmes de sel que pendant toute ma vie j’ai obstinément versées. Comme pour me rassurer, je préférai accrocher mon regard à ces deux mâts foudroyés qui s’élançaient nus mais encore majestueux vers le ciel : « Ils ont souffert mais résisté à l’adversité, mais ils sont encore là, remplis d’espoirs, à rêver » lui confiai-je pour nous consoler. Souriante, elle s’anima tout à coup elle voulait savoir si j’étais revenu souvent à Honfleur, si... si... si j’avais oublié...

« Comment pourrais-je avoir oublié? Après ton mariage ma chère Elise… mon âme s’est perdue au plus fort de la tourmente et la vie m’a emporté comme un naufragé. Vivre blesse aux entournures. Elle acquiesça, je continuai : Et toi ? Comment as-tu vécu ?

- Je n’ai pas vécu, j’ai survécu, me répondit-elle

- Depuis tant d’années quels parfums t’ont-ils envoûtée ?

- Toutes mes nuits, tous mes jours, ne se sont joués que par toi.

- Qu’as-tu mangé ? Bu ? Qui as-tu aimé ?

- Je n’ai ni mangé, ni bu, ni aimé, j’ai espéré.

- Depuis tant de temps, quels chants ont-ils bercé tes jours ?

- Des requiem. Me répondit-elle !

- Et tes nuits ? insistai-je

- Combien de lunes n’ai-je comptées éveillée? » Elle resta quelques secondes à chercher dans le ciel une réponse qu’elle connaissait déjà, puis elle reprit dans un murmure : « Baignée de larmes, la voix de mes pensées murmurait dans les ténèbres un doux chant qu’en secret des nuées te dépêchaient. » Son regard plongea dans le mien, très ému et encouragé par cet aveu je m’enhardis à lui conter mes regrets : « Désunis... Depuis que nous ne sommes plus un, pour t’oublier, réglant ma marche sur le désir de toi, je suis parti espérant retrouver les merveilles que je quêtais dans ton regard, ici même devant la baie. Souvent, recru de fatigue, j’ai parcouru lanterne au vent des terres arides, des sentiers où je me suis égaré et  vécu dans le plus grand dénuement au feu de tous mes tourments. Pour soigner mes fièvres rageuses, j’ai escaladé les glaciers les plus escarpés. Patience dans l’éternité. »

Elle me regardait timide mais radieuse, je réalisais avec bonheur combien ma fougue la comblait, alors je continuai : « Sur les accords d’une danse régissant l’univers entier, j’ai couru assoiffé après de magiques chimères ; jamais la faim de contempler ta silhouette, de croiser ton regard, de posséder encore jusqu’à la dernière fibre de ton corps ne m’a quittée. L’aube s’est, à mon goût, trop souvent levée sur de glaciales journées que le feu de mes pensées jamais ne réchauffait. Au cours de ma quête je n’ai fait que dénicher le désespoir de toi. Et toi ? Et toi ? » Sur son visage penché elle plaqua ses mains aujourd’hui finement ridées pour cacher ses larmes. Plus rien n’existait, ni la brise marine enveloppante, ni les mouettes que l’on entendait d’habitude criailler, ni les peupliers. Seule la tempête de nos émotions nous faisait vibrer, comme l’autre jour, il y a si longtemps, quand nous partagions un amour naissant.

« Avec toi je m’enivrais de lumière et de tendre liberté, m’avoua-t-elle enfin. La vie dans son étau m’a broyée et peu à peu je me suis évanouie dans le silence. Ni la nuit, ni le jour ne comptent plus depuis trop longtemps pour moi. La vie nous a malmenés mais cela importe peu car aujourd’hui elle nous rassemble contre vents et marées. »  Avide de rattraper toutes ces années perdues, je la pressais alors de parler, encore et encore. « Depuis le jour de nos adieux, me confia-t-elle, quand nous avions pleuré dans les bras l’un de l’autre, depuis ce jour, j’ai traversé la vie la vue brouillée… jamais plus tes baisers... Parfois, je l’avoue, j’avais peur d’oublier tes caresses, de ne plus savoir les imaginer, de les avoir, par-dessus les toits jetées, mais c’était pour pouvoir enfin vivre, pour me libérer d'un mariage forcé. Elle soupira puis timidement continua : Comment ? Comment pourrions-nous jamais rattraper les innombrables plaisirs manqués ? Moi aussi j’aurais tant voulu toujours t’aimer ! » me souffla-t-elle finalement à l’oreille, comme si le secret devait encore rester caché. A cet aveu bouleversant que j'avais attendu pendant toute ma vie, je lui pris les mains et coulai mon regard dans le sien : « Viens tout près de moi. Viens-là tout près que je berce tendrement ce cœur tourmenté ! Pour réparer d’éternelles insomnies, effacer toutes les douleurs de toutes ces années, je veux cajoler ton âme affligée. Eteignons le feu de nos pensées. Nous sommes finalement, là, face à face, bien en vie, ivres de bonheur et prêts à reprendre la voie des merveilles, plus rien ne nous séparera, n'est-ce pas?

-Oui mon Arthur, il n’est jamais trop tard pour oublier qu’on a mal vécu, mal aimé. Personne ne pourra plus nous empêcher… » murmura-t-elle radieuse, en se glissant dans mes bras.

C’est ainsi que depuis que nous sommes de nouveau deux, nous avons l’impression de revivre. Enfin.

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