Torse de femme, le point de vue du modèle

saxo

Un modèle imagine comment Félix Vallotton peindrait cette pose... et se souvient.

Le maître m’a dit : ôte cette chemise. Après avoir détaillé mes seins, après les avoir tâtés comme si ça avait été des fruits trop blets, il a reniflé comme un pauvre, s’est mouché dans sa manche et a grogné quelque vieux juron. M’a ordonné de poser les mains contre ma poitrine et de regarder au loin. Ailleurs, il a dit. J’ai fait comme d’habitude, j’ai pensé à Vallotton. Même si ça fait mal. Un beau tableau que ça ferait, cette pose, si c’était lui qui l’exécutait. J’ai pensé ça. J’aurais pas dû faire la fière et m’amuser à jouer le chaud et le froid avec lui. Il ne veut plus me voir maintenant. Plus me peindre. Je connais par cœur la dernière lettre, quand il a arrêté sa toile La lecture abandonnée. Oui, maître, je ne bouge pas. Oui maître, je tiens la pose, le regard ailleurs. Au loin, oui.  Vallotton, ce que tu me manques, je récite tes derniers mots, ça commence comme ça : Ce soir-là encore, tu n’étais pas sur le sofa. Rêveuse. Tu ne me regardais pas. Tu n’étais pas nue. Tu étais chez lui, chez toi. Pareil. Chez vous. Je t’ai dessinée telle que tu aurais pu être si tu avais été là. Je sais bien, si tu étais venue, tu n’aurais pas été alanguie sur le velours. Tu n’aurais pas eu cette expression d’abandon dans le regard, crue sur le pourpre. Abandonnant ta gabardine sur le sofa, tu aurais bu une fine en souriant, effleurant les châssis en passant, tanguant joliment sous mon regard. Consciente d'être suivie. Fronçant le nez, la térébenthine. Eternuant peut-être. J’ai très vite décidé de couper le bas de ton corps, de l'ignorer sous le tussor. Envie de ne pas le voir, de ne pas le restituer tel qu’il est. Tel qu'il n'est pas, pour moi. J'ai eu envie de me casser la tête sur ce drapé, et m’abstraire de toi, et faire de toi une femme-tronc, oui  te réduire à ce rôle imbécile de femme-tronc. Pas la réalité : éternelle sirène filant entre mes mains, insaisissable. Je t’ai fait des seins de vierge, comme si je niais les trois enfantements qui en ont élargi les aréoles, dilaté les rondeurs. Ca m’a fait plaisir d’imaginer ce que tes seins étaient avant lui. Avant eux. Avant moi. Ton visage, c’est bien celui que tu as quand au grand café tu me retrouves. La petite ride au coin de ta bouche, la trace de chocolat à la commissure. Restituées. La coquetterie dans l’œil, aussi. Elle, tu ne la maîtrises pas. Troublante. Bien sûr, nue, tu ne me ferais jamais pareille tête. Je te connais, sans ta robe, tu mettrais tes mains sur ton cœur, mais ce serait beau, j’ouvrirais cet espace interdit. Je respirerais tout ça. Tes mains crispées sur mes tempes folles. En vérité, je deviens fou de t’attendre. Fou de composer ce nu plus vrai que nature, ce nu irréel. Non, je ne pleure pas, maître, je ne pleure pas. Ce doit être la térébenthine, elle brûle les yeux. Vous avez bientôt fini ?

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