Pthiri

coob

Ce texte a été écrit dans le cadre du club d'écriture Extraction-Désenfumage #14. Le sujet donné était le suivant : "Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient touchés ..." Une fuite, une évasion.

PTHIRI

Au matin, ils étaient trois.

Rodolphe se redressa lentement, se frotta la nuque et parcourut les environs du regard. Un rectangle, étroit. Bien trop étroit. Il faudrait décamper au plus vite. Il n'en revenait pas de voir les deux autres, au bout, autour de leur feu de camp.

- Roahhh les mecs, la surprise ! Je croyais être le dernier survivant après le Chamboulis de la nuit dernière.

Il leur tendit la main:

- Moi c'est Rodolphe.

Il émit un rire gras.

- On m'appelle Roro, le Dernier des Morpions. Et vous ?

Il se tourna vers l'un des maigrichons, celui avec les cheveux longs et les lunettes.

- Je suis Yves-Hubert, Esquire, et voici ma sœur Victoria. Et, bien que nous ayons l'air d'appartenir à la même espèce, je vous prie de prendre note du fait que nous ne sommes pas des hum ... comme vous dites. Ma sœur et moi sommes des Pthiri Pubis.

Les yeux de Rodolphe se révulsèrent.

- Man, t'es en train de me dire que ton faux jumeau anorexique là, c'est pas un mec mais une fille ? Mais c'est génial ! Viens ici poupée, l'espèce n'est plus menacée!

D'une pirouette, Victoria lui enfonça la pointe de sa dague dans le cou.

- Bas-les-pattes, malotru. Je ne sais pas où tu te crois tombé mais ici, les femmes sont libres, et respectées. Les Pthiri Pubis appartiennent à une civilisation très ancienne et très évoluée. Nous sommes des êtres éclairés. Toi, par contre, tu n'as pas l'air bien au courant …

- Arf ! C'est bien ma chance, deux morpions illuminés ! Les mecs, vous semblez pas savoir que votre super civilisation vachement top est en voie d'extinction! J'ai entendu ça à la TV l'autre jour. Je créchais dans un itsy bitsy tiny mini bikini et j'ai pu suivre tout le reportage de très près . C'est une catastrophe écologique, y paraît, notre disparition; un désastre environnemental, qu'y disait le Professeur dans l'émission. C'est à cause de l'épilation électronique, la mode, bref , j'ai pas trop compris mais des tas de trucs qui menacent notre habitat, et donc notre survie. D'ailleurs, soit dit en passant, je me demande bien comment vous pouvez crécher sur une surface aussi réduite.

Yves-Hubert toussota en détournant les yeux.

- Il y a un quart d'heure, nous étions en pleine Amazonie …

Rodolphe émit un grognement lubrique:

- Nan ??!!! Et moi, qui débarque y a cinq minutes ... Avant, j'étais dans un triangle ridicule depuis une dizaine d'heures ... Sacrés humains, va ! Le problème, d'après moi, c'est cette région. Ici, dans le Sud, y pensent qu'au Chamboulis. Peut-être que si on arrivait à migrer, on aurait une chance de repeupler le peuple, hein, ma mignonne ?

Victoria brandit sa dague.

Subitement, le ciel s'assombrit, un grand vent se mit à souffler, ils entendirent de rapides roucoulades puis le sol commença à rebondir avant qu'ils aient eu le temps d'attacher leurs ceintures de sécurité.

…....

Lorsqu'elle se réveilla, Victoria se releva d'un bond. Il faisait très sombre, comme quelques heures plus tôt, dans ce que son frère avait appelé l'Amazonie. Ils étaient donc de retour dans un espace plus accueillant.

- Yves-Hu ?

Elle le vit arriver en titubant, la tête entre les mains, l'air hagard.

- Vic ... Han, j'ai mal ...Tu n'aurais pas un Doliprane ? Ce Chamboulis a été terrible. J'ai la tête qui résonne. Où est Rodolphe ?

Victoria lui fit signe de se taire.

- Écoute la conversation avant qu'on ne soit enfermés dans le tissu à nouveau.

Ils tendirent l'oreille.

- Mais non, mes minettes, ... pas vous oublier ... reviendrai très vite ... Juste ... Colloque ... Trois jours ... Brest ... Shakespeare ... Pffff ...

Il y eut un tonnerre de rire.

- Meuh non ... Comment ... Vous tromper ? ... Deux étudiantes préférées ! Meuh non ... Dormir ... Ma grand-mère ... Pauvre vieille ... Tranquilles...

Le tissu les recouvrit.

Après deux heures de recherches infructueuses avec la lampe torche à travers la végétation luxuriante, le frère et la sœur furent bien obligés de reconnaître qu'ils étaient de nouveau seuls. Yves-Hubert fut soulagé mais Victoria était préoccupée. Bien qu'elle n'aimât pas du tout la gouaille populaire et machiste de Rodolphe, elle ne pouvait chasser de son esprit l'idée de la fin imminente de leur civilisation. D'autant que les demoiselles semblaient se faire rares.

C'était donc à elle qu'il incombait désormais de sauver l'espèce, mais avec qui ? Certainement pas avec son pauvre frère le troubadour ! Depuis toujours, elle rêvait du Pthirus Charmant, il serait grand, fort, raffiné mais pas trop, cultivé, plein d'humour, attentionné mais pas trop ... Bref, elle ne l'avait pas encore rencontré au cours de ses nombreuses pérégrinations mais il ne faisait aucun doute qu'il était là, dans quelque triangle/rectangle - isocèle ou pas, et elle se sentait palpiter à l'idée de devoir lui soumettre sa jeune vertu encore et encore, pour une si noble cause.

Les heures passèrent, elle bruissait de désir mais n'en laissait rien paraître à son frère, dont l'humeur s'assombrissait à vue d'œil. Il bafouillait, semblait divaguer, marmottait des excuses incompréhensibles en disant qu'il ne se sentait pas à la hauteur, qu'il n'avait jamais pensé en arriver là, il pleurnichait sur la fin de l'espèce. Enfin, juste avant de sombrer dans un sommeil profond, il éructa des mots d'amour destinés à un certain Jean-Mi ...

Victoria le couvrit de sa pèlerine, vaguement surprise mais nullement alarmée. Elle avait toujours considéré son jeune frère comme un insigne abruti.

Elle sentit de nombreux cahots, des courses effrénées. Il voyage, pensa-t-elle. Avec un peu de chance, il n'y aura pas de Chamboulis avant son arrivée. Qu'avait-il dit déjà ? Brest ? Le nom lui était inconnu mais les heures de transports semblaient l'éloigner du Sud et de ses Chamboulis permanents. Elle se plaisait à rêver d'un endroit froid et pluvieux où les gens ne retireraient pas leur tissu pour un oui pour un non ...

Lorsqu'elle se réveilla, elle sentit tout de suite que quelque chose clochait. Elle était dans une forêt bleu pâle, moins haute, plus douce, à perte de vue ... Son habit, ses cheveux étaient trempés. Elle était a l'air libre. Elle se concentra pour mieux entendre :

- Merci pour tout, Mémé. Ton kouign-amann est vraiment délicieux, inoubliable. Bien sûr que je reviendrai. On a un nouveau colloque dans six mois ... les Romantiques anglais. Oui, bien sûr que j'embrasse Rose-Marie et les enfants de ta part. Oh, au fait, Mémé, j'ai utilisé la serviette bleue dans la salle de bains, hein. Je n'en ai pas trouvé d'autre. Quoi ? La serviette commune ? Arf, oui, tu as raison après tout, qu'est-ce qu'on risque ? Allez, bisou Mémé.

Victoria sentit comme une main glacée lui empoigner le cœur. Son frère avait disparu et elle était sur une serviette.

Elle savait par toutes les histoires entendues mille fois autour du feu que l'espérance de vie des Pthiri hors de leur habitat naturel n'excédait pas les quelques dizaines de minutes.

La voilà , l'extinction, songea-t-elle amèrement. Je vais mourir ici, seule et ignorée de tous. Vierge. Snif. Quel gâchis, moi qui suis si belle, si jeune, si ARDENTE ! Hélas! J'aurais dû céder à Rodolphe tant qu'il était encore temps. Connaître enfin les divines convulsions du Chamboulis ! Fût-ce dans les bras d'un rustre de la pire espèce ...

Venue de nulle part, une immense onde de choc l'estourbit.

......

- Attendez, attendez, celle-là elle est mortelle : Quel est l'animal qui change de sexe en une seconde ? Hein ? Hein ?

La voix ... graveleuse, l'humour ... répugnant ... Rodolphe ?!!

Victoria se frotta les yeux.

Il se retourna et la vit assise.

- Elle se réveille, la beauté ! Bienvenue au club, poupée! Heureux comme pas deux de te retrouver ... On va enfin pouvoir ...

Victoria n'eut même pas besoin de stopper la progression de la patte grossière sur sa hanche, la foule se mit à applaudir à tout rompre. Ils étaient tous autour d'un immense feu de joie. De chaque côté, de longues tables étaient dressées, des cochons entiers tournaient sur les broches. Des flonflons joyeux résonnaient alentour.

Elle porta la main à son front :

- Où ...?

- ... ça y est, on l'a trouvé, notre Eldorado, poupée !

Victoria regarda la végétation, qui était franchement blanche, mais pas clairsemée pour autant. On aurait dit un paysage de neige, comme dans les haïku japonais de son frère.

- T'es arrivée par la serviette de 20h, ma grande. Moi j'ai débarqué avant-hier, par la lingerie bi-décennale du Marché Super ! Improbables comme retrouvailles, non ? Y'a toute une colonie archi-pépère ici, y disent qu'y vivent là en paix depuis toujours ... Mais on peut quand même faire notre part pour participer au repeupl ...

Au moment où sa dague rencontrait la jugulaire de Rodolphe apparut le plus extraordinaire des Pthiri.

Victoria suspendit son geste et laissa retomber son bras.

Il s'avança en souriant, majestueux. Dans ses yeux mordorés dansaient des flammes de velours. Il lui saisit la main et y déposa un très léger baiser.

- Mademoiselle, c'est un immense honneur pour moi de vous compter désormais parmi mes sujets.

Il s'inclina respectueusement.

- Prince Pthirus XXIX, à votre service.

Victoria sentit ses genoux se dérober de plaisir. Elle repoussa Rodolphe, fit disparaître son arme dans sa tunique, tenta de dompter ses mèches rebelles d'une main tremblante. La vanité de ces efforts lui apparut soudain dans un éclair, elle sentit le feu lui monter au visage.

Lorsqu'elle releva le regard, le Prince la dévisageait de ses yeux rieurs :

- M'accorderez-vous cette danse, mademoiselle ?

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