QUIEN SABE

Gabriel Desarth


Faisceau velours, je de scène, welcome et bienvenue ; viennent ses halos comme la soie sur la résille. Je rentre en scène. Dans une seconde ; dans un siècle. Trop tard pour fuir. Une silhouette dans les lueurs pourpres. Je ne sais pas, je ne vois pas. Je trouble ; le rideau sur ses lèvres, comme l'essaim que je suppose. Je murmure, le cuir sur ma dentelle, ma bouche sur ce souffle que je pressens. Je d'ombre, contre l'esquisse que je devine. Il s'avance. Personne ne sait grand chose de lui. Il commence lui aussi les cours. Je suis nouvelle, il est nouveau. A peine inscrits dans l'après midi nous voilà, l'un face à l autre.  C'est bien ma veine! Quelle drôle d'idée d avoir accepté ce cours d'essai. Ceci dit, il fallait relever le défi. Pari perdu... Pari perdu! Et puis le tango, moi, j ai toujours aimé ça, c'est pas faux. Trop de boulot, trop d'amis, trop de « Lui » ; jamais osé. Les temps changent et plus rien n'est comme avant ; beaucoup plus de boulot, plus tellement d'amis et surtout plus du tout de « Lui ». Exit l'ex. Au rebut. La vie bascule comme un cheval de bois, mais le rodéo, ça ne me fait pas peur. Ni les chutes ni les coups. Au contraire même, les stimuli me galvanisent. De toute façon, finalement, la vie fait très bien les choses. 

Dehors il pleut, et la nuit se découvre lentement. Je reste debout, dans la pénombre que ces faisceaux langoureux aguichent encore et encore. Le temps s'est arrêté. A présent je devine son parfum. L'ambre et le musc. Je remets une mèche de cheveux sur mon chignon parfaitement tiré. Je mouille mes lèvres, j'ai chaud et je ne sais pas pourquoi j'ai chaud. Il ne bouge pas. Il ne dit rien. Je l'entends respirer, il sourit, je crois, à peine, c'est tout. Et c‘est trop.

Ce soir, il pleut dehors, et je ne sais pas ce que je fais là. Je devrais fuir. Demain je me lève tôt pour ce foutu mariage où je ne connais personne. Encore un coup de tête de Stefanie ça. Il n'y a pas de code, pas d'issue de secours. Un appel à un ami ? Et un «Viens me chercher !». Un recours ? Une grâce ? 

Lui le chat, moi la souris ; le feu, la glace, comme l'aimant retient sa proie ne l'aimant pas. C'est amusant, les gens qui sont étrangers au milieu d'une foule de personnes habituées se repèrent, comme s'ils devaient s'agripper l'un à l'autre. Dehors la pluie ; le tonnerre gronde. Quelques baisses de tensions, les lumières s'amusent à nous cacher dans leurs caresses félines ; deux corps étrangers, qui ne savent rien... Je ne sais plus grand chose d'ailleurs. 

La musique s'invite, impatiente, docile et câline à peine effleurée, la fièvre dans ses volutes pourpres, cajolée sur mes bas. Son corps qui se rapproche. Sa peau, je sais, son odeur. Ce n'est pas mon cœur qui bat, c'est la musique. C'est peut-être bien mon cœur. «Danse avec moi». Il me dit «Danse avec moi» il me croit si perdue que ça ? Je vais demander d'arrêter, et puis je crois qu'il pleut trop dehors, ou peut-être que je n'aime pas tant que ça le tango. Il prend ma main. Empoigne mon corps et le plaque contre lui. Tout contre lui. Je le sens respirer. Je le sens sourire. Sa bouche sur mes tempes. Sa bouche. Sa main sur mon dos, ferme et redoutable. Un sort au souffle rompu à des lumières feintes. Ses courbes plaquées, décence inflammable sur le brasier. Anatomique. C'est l'onde de choc, dans un soupir, l'apesanteur se consume où la Barbade s'expose sous des pudeurs galantes. Big Ben, contre moi, sonne l'heure des corps, aux étreintes animées. 


Le temps dessine comme un gant dans le velours, son audace. Deux inconnues, au tango brûlant sur leur peau. Science des corps. L'équation posée sur l'étreinte dévoilée ; danse imposée, improvisée, si providentielle, pour une rixe mélodique. 

Sans mot corset, ruban de soie, langage des sens s'expriment et se retiennent. C'est vertical, comme c'est déjà le Jet Lag. Son corps m'emmène dans ce tango, électrique.  Je le déteste. 

Le satin rêve sur sa peau parfumée. L'ambre et l'encens s'emparent du musc. Sémantique. Comme la chaleur m'enflamme le ventre. Son souffle me tient, l'envie se cambre, je l'incite à l'arrogance élégante qui évoque sous nos pas le bruit du désir. Visage caché dans ses sombres dunes dansantes, je le devine. Je le suppose. Je le désire. 

Non, mon corps le désire. Il m'invite. Il m'invente ; je m'engage où la musique lie nos corps, comme le lacet sur le satin de la guêpière. Nue en dessous, je l'appelle. Double sens, je veux brûler, je veux le feu de ses promesses où s'exhale l'ivresse de la flamme. Sa bouche salée, mon hôte essoufflé, Big Ben s'extasie aux heures qui s'égarent. Calés, collés, mes pas dans ses pas. Il n'est pas tard. Il n'est plus tard. Danse indolente. C'est troublant. Câline, instinctive je suis la proie acculée qui se pavane. Ambre et encens, son venin m'ensorcelle. Traquée, il m'étrique ; le musc m'entête. Oui c'est peut être ça, le musc. Féline chasse mâle, je me jette au feu. 

Je tombe, éperdument, dans la gueule du loup ; gare où il m'entraîne, peu m'importe la torture, je m'offre à Tantale.  

Je donne ma langue, au chat, la corde au cou, pieds et poings liés, captive insolente entre ses griffes. Je le déteste. Je le provoque. 


Ils vont arrêter la musique. Nos corps mouillés se désolent. Il ne dit rien. Son regard me bouleverse, masqué, dans ces ombres aguichantes.  Il est temps de partir. Je ne sais plus si dehors il fait nuit. Je ne sais plus la pluie. Autour de moi tout le monde s'apprête à repartir. Je regarde partout. Et voila la lumière ; brusquement la lumière. Je me retourne, je veux le voir. Je veux lui parler. Disparu. Plus aucune trace de lui. Emporté par les ombres argentines. Incroyable. J'ose à peine demander au professeur si elle l'a vu partir quelque part. Elle me demande si le cours me convient, si je souhaite m'inscrire et me remet tous les tarifs. Je me fous de son cours !

La nuit est sur la ville. Je sens son odeur, mélange de pluie et de bitume. J'aime.  La pluie sans parapluie, pour éteindre cet incendie qui me harponne le ventre ? J'aime moins, voire pas du tout. Je crois qu'il reste sur mon cou des effluves du parfum qu'il portait sur la peau. Poison sans rémission aux effets pervers. 

Contre-indications, à surveiller; suivre la posologie attentivement. Risque d'hallucinations olfactives; j'ai l'impression de sentir dans la pluie un parfum d'ambre et d'encens. La pluie est sur la ville. Je marche sur ses trottoirs inondés. Je sens le musc. Je vais rentrer comme ça. Comme une fille qui tombe de son cheval de bois, en plein rodéo et qui n'a même plus de cheval pour remonter en selle.  Je n'ai pas peur des chutes, ni des coups, c'est vrai. En revanche, je déteste les courants d'air, et autres éphémérides disgraciées, qui fondent comme une poignée de neige sur le sable de Zagora. 

Je rentre dans mon immeuble, trempée de la tête aux pieds. Insupportables aussi, les douches froides ! Je like pas !

L'orage a frappé ; plus de lumière dans l'immeuble ni dans aucun appartement. J'avance dans l'obscurité. Pas d'ascenseur. Je tiens la rampe. Un parfum de musc, d'ambre et d'encens. Je commence à frôler l'obsession. Je ne me souviens pas avoir reçu la foudre sur la tête pourtant. La foudre! Un coup du sort, ironique et sarcastique. Un coup de bluff. Un coup de rien. Je ferme la porte de l'appartement au bout des quatre étages. Mains dans les poches : des clés, un Kleenex, 2 Fischerman's, mais pas de téléphone. Coup de grâce. Il ne me reste plus qu'à me servir un grand verre de vin. Un verre aussi grand que la bouteille. Des bougies quand même pour y voir un peu dans cette pénombre orageuse. Lecteur de musique : Gotan Project. Voilà, nous y sommes dans le chaos indiscutable de cette soirée.

Dehors la pluie, l'obscurité. L'orage se couche sur la nuit, s'empare de la ville. Et demain ce mariage où je n'ai pas envie d'aller. Ma demi-soeur se marie et il paraît que je n'ai pas le choix d'y être. Décidément, je ne la supporterai jamais. Quelle galère.           Quelqu'un frappe à ma porte! 

Accroupie sur le marbre glacé du sol je ne réponds pas. Un rôdeur? Un tueur un série? Pire, Madame Rubiano la concierge? 

« Excusez-moi mais j'ai votre téléphone... et... en fait nous avons dansé ensemble... tout à l'heure...  essayé de danser je devrais dire... je débute... moi aussi ». 

«Moi je ne débute pas! Je vous ouvre ». 

Bien sûr que je débutais également mais il n'est pas sensé dire ça, c'est très vexant. Désobligeant même! J'ai tout de suite repris mon téléphone. En plus il m'avait suivi! Culotté le gars. Deux pas de danse et tout est joué, on suit les gens dans la rue . Bon, il a un regard d'enfant aussi. La lumière des bougies n'est certes pas la meilleure mais ça se voit que ce grand mec sportif et timide ne mord pas. 

C'est l'unique raison pour laquelle je l'invite à rentrer. Ses cheveux et sa veste dégoulinent de pluie, puis il me ramène mon portable, je lui dois bien une politesse. Je me présente, Alba.  Lui, Léandre. Je lui sers un verre de vin et l'installe  sur le sofa. Il parle peu ; esquisse un sourire. Je ne dis rien. Assise sur ma table Opium, nous échangeons  quelques regards furtifs. Pas plus. Pourquoi le cœur des filles est-il fait de chrome et de coton ? De raisons et de contraires ?

Il me prend le verre des mains et boit dedans, lentement, délicieusement, puis il  sourit, encore, juste à peine en baissant les yeux. Alors, ses mains tièdes sur mes jambes humides. Je ne peux plus quitter sa bouche des yeux. Sa bouche, ce piège où je me jette doucement, sans effort. Facilement.  «Danse avec moi». Il répète «Danse avec moi» arborant le sourire d'un enfant maladroit. J'entends Big Ben qui s'agite au dehors quand s'effleure sur nos lèvres baisers l'écho d'un tango argentin. Magnétique, quand Big Ben sonne alors, la fièvre rougissante de cette musique langoureuse et  sauvage qui nous rapproche l'un contre l'autre. Sextolet, impromptu et tactile, des accords livrés dans leur écrins effrontés. Malicieuse, je le regarde en découvrant de ma main ses courbes aux contours languissants.  


C'est mécanique, comme il balance ses hanches contre mon ventre en feu. De ma bouche à sa bouche, entre ses mains d'hommes, c'est horizontal. Mes ongles rouges sur sa peau sablée trainent ce vertige qui m'étourdit. Ascensionnel. Il oscille entre mes cuisses, le jeu de ses doigts curieux. Satin ardent, en dessous, peau de soie, chair tendre, l'antre où le pêché se savoure. Big Ben,  sa vertu se dénude dans un élan qui s'attarde sur des vues arrières. Géométrique. Ses dents sur mon oreille, il joue, l'eau à la bouche, des chaleurs suggestives. Nos deux corps sous équation pornographique. Sens interdits, il m'envisage. Je le dévore. Il se glisse, lentement, avide de céder. De nos accords dévoués qui remportera la mise ?

«Je te veux». Il susurre un "je te veux" sans équivoque. Son canon braqué contre moi, insolent, Big Ben s'exsangue, d'un revers, oblique. Ambre, encens et musc, à genoux, suppliant sa langue de lécher le frisson dont il se pâme ; diptyque, sur le brasier d'une pluie bouillonnante. Entre ses mains je deviens sa louve, sa femelle, qui s'exile au contact endurci de son vibrant appel. Symétrique. J'aime sa langue délicieuse, posée sur mes seins. Dans sa bouche, coule la pluie, de mon jade alangui. 

C'est le beat de Gotan, c'est l'attraction qui s'excite, au creux de ses poignets, quand l'alchimie dresse son étendard, comme le mat empale l'écume.  Mes lèvres gourmandes osent la douceur de leurs suaves envies. Trouble je ; ça se passe là, sur la table Opium.  C'est mathématique, lui et moi, dans le miroir, comme deux ne font qu'un. 


Je goûte l‘addiction qui s'exerce, assiégée sous le remous qu'il suscite ; Must have. Extatique. J'expire la saveur exquise de ses mouvements arithmétiques. Corps sensuels. Je de contrôle sous sa langue frémissante. 

«Défends bien ton fort. Je vais l'assaillir ». Variations érotiques ; la pluie crache dans la nuit son poison alléchant, où l'ambre et l'encens s'embrasent sous le musc. « Essouffle-moi. Donne-moi toute la puissance de tes reins dans cette danse incandescente. Emporte-moi, attire-moi, redis-moi que tu le veux aussi et reste sur moi ». Je lèche le souffle de sa bouche et je respire avec lui. « Embrasse-moi ». Biche enjôleuse, sous emprise, je tremble au soubresaut indolent de sa houle tactique. Je me donne, il m'empoigne, s'ancre dans mes cheveux, viril et impatient.  Physique. Je me damne. «Attrape-moi. Déchaîne-moi. Attache-moi.  Contre un mur, sur une table, redonne moi encore la chaleur qui t'habite ». 

J'attends le big bang, le coming soon. Je veux la frénésie de nos encolures anatomiques. Contrebalancer nos deux corps en cadence. Tango, excentrique.

«Laisse sur moi un peu de toi. Un peu de tes gouttes salées». 

Ses mains sur mon ventre, il me tient. Abandonner mes doigts dans ses cheveux ; le bel endormi aux songes de Kawabata. Onirique. Photographique, comme un instant que l'on vole au présent. Je pourrai emprisonner la nuit, sous ces draps froissés, avec lui , pour toujours. Nos corps noués. Pour que demain ne naisse jamais.  Ses caresses sur mon cou, sa peau encore tiède, son cœur qui bat. Je lui demande, hasardeuse, si nous nous reverrons. Il ne m'accorde qu'un vague «Qui sait ?». 

Petites gouttes de rosée sur les carreaux d'un jour qui s'éveille, c'est déjà demain. Dans ce grand lit froid, je ne suis plus que moi. Il est parti. Pourquoi les filles ont-elles le goût de l'attache? L'avantage du ‘pour toujours'? Je suis libre et indépendante. Pas d'histoire ; pas de photos. Pas de mariage. Le mariage c'est vrai! Une douche une robe un café ; dans quel ordre? Je ne sais plus. Je voudrais qu'il m'appelle. Je voudrais un message. 

Pourquoi les hommes ont-ils l'art des fins de saison? Des révérences discrètes? Des fins d'émission? 

Un taxi sous la pluie ; mascara, rouge à lèvres, mais pas d'appel. Et dans le ciel ce gris bleu qui ressemblent à ses yeux. Je ne resterai que pour la cérémonie. Un passage en coup de vent. Pour un mariage surprise, c'est de bonne guerre ma chère Stefanie. 

Une église, sous la pluie ; tout ce que j'espère c'est un message. Je m'installe dans le rang avec tous les autres. J'ai juste hâte de voir la tête du pauvre condamné à mort que Stefanie à trainé jusqu'ici. 

Mon téléphone vibre! Enfin! Un message. Mon cœur s'emballe. «Bonjour Alba c'est Julia Roses du studio de danse, rappelez-moi. Merci». Oui, bon, elle y tient à mon inscription dis donc ! 

Peut-être a t-elle un message pour moi de la part de Léandre ? Je lève les yeux sur le marié. J'entends le tango qui résonne. Il me sourit. 

Sa bouche, rien d'autre que sa bouche. Je tremble. 

Je crois que finalement, je resterai un peu plus longtemps à ce mariage.





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