Qu'importe, elle marche.

Marine Mazel

Le vaporetto, un peu pataud, se laisse chahuter par les vagues des taxis frimeurs. Le conducteur ralentit à l'approche de ces roublards vrombissants. Il attend que le roulis s'apaise pour mettre les gaz.  Lou observe l'homme au bonnet bleu, ficelé dans sa parka floquée. Un bonnet à la Cousteau. Certes il est bleu, mais porté comme le célèbre capitaine. Elle sourit. A quoi ça sert un bonnet si c'est pour en rouler les bords au dessus des oreilles ? Il doit être chauve. Tout au moins, sacrément dégarni.  L'embarcation ralentit à nouveau. Par le hublot crasseux, Lou observe le taxi devant lequel il faut s'incliner. Le pilote, droit comme un i, fier comme Artaban  est aussi gominé que les chromes sont brillants. Elle hausse un sourcil dubitatif. On remet les gaz. Une poussive tentative d'accélération. Le bruit de moteur au bout du bout. Le bateau semble aussi vanné que le conducteur est résigné. Lou sourit.


La lagune et le ciel se partage le gris. En dégradé. Sur les eaux sombres, elle se dessine. Comme une ébauche au fusain. Hâtive, un peu floue. Puis les contours se précisent. Les tours se font plus tours, les clochers plus clochers, les palais plus palais.

Venise. Mystérieuse, majestueuse.

Elle semble impénétrable malgré les centaines de canaux qui fourmillent en son ventre, qui lui crèvent le cœur. Le vaporetto déprimé geint de douleur à chaque fois qu'il lui faut coller son flanc à celui de l'embarcadère. San Marco. San Marco. La voix éraillée du Cousteau vénitien semble reprendre des forces à l'approche de la célèbre place. Lou prend son sac, sourit au célèbre matelot, lance une jambe puis une autre.


Elle y est. La cité des Doges, la terre ferme. Enfin, la terre ferme… Étrange sentiment que de se dire que tout est construit sur… Sur quoi exactement, elle ne sait pas. Du bout de sa bottine usée, elle frappe les dalles de pierre brillantes. Elle attend sa réponse. Elle pose le talon puis déroule lentement son pied. Rien ne se passe. Un second pas, tout aussi orthopédique. Toujours rien. A croire qu'on marche à Venise comme partout ailleurs. Pas besoin d'un pied marin.

Le palais des Doges, le Campanile, la Basilique, les pigeons. Ils sont tous là. Elle les a déjà vus maintes fois en photos, elle les connaît. Pourtant, elle reste sans voix. Le grandiose de l'architecture. Elle a beau le savoir, beau si attendre, beau se dire que les clichés elle y est souvent insensible, rien n'y fait. Elle est emportée. Elle s'avance. Sous les arcades, les cafés centenaires jouent un rôle de composition. Serveurs amidonnés et devantures surannées. Prendre un café place St Marc. Un instant elle y pense. Une pause hors du temps. Elle s'approche. Sourire poli du garçon de café qui lui tend une carte. Elle hésite. Elle voudrait juste s'asseoir, jeter son sac, commander. Sans se poser de question. Mais même hors du temps, un café ça se monnaie. Ses yeux noirs balayent la carte. Elle la referme. Les prix ! Le garçon continue de sourire, impassible. Elle hésite un instant. Tourner les talons, se composant un air sûr ? Non, il a du voir l'effroi sur son visage. Partir en courant ? Non, plus. Elle n'a jamais été douée au sprint. Finalement, elle marmonne des excuses aussi approximatives que son italien. Bordel ! Pourquoi se sent-elle toujours le devoir de se justifier ? Elle fulmine. Depuis toujours elle est comme ça. Lou n'est pas de celles qui peuvent asséner un « J'ai envie d'une glace » mais de celles qui ajoutent forcément « avec cette chaleur ! ». C'est promis pendant ces quelques jours, plus de justifications !


Elle marche, arborant fièrement sa nouvelle résolution. Elle laisse son regard glisser sur les vitrines, s'accrocher aux façades, se perdre dans les eaux sombres des canaux. Au hasard des ruelles, des hommes, canotier vissé sur la tête, marinière désuète, l'interpellent. « Gondola, gondola ». Elle sourit, secoue la tête, n'ajoute rien. De marches, en escaliers, d'escaliers en porches, de porches en passages étriqués, de passages étriqués en placettes. C'est comme un jeu. Elle lance le dé, avance de six cases, tire une carte. Bravo, avancez directement à la case San Polo.

La nuit ne tarde pas à s'immiscer dans la partie. Les gondoliers allument leurs lampions rococo.  Lou sourit. Elle arpente la ville depuis déjà plusieurs heures. Combien de kilomètres parcourus ?  A vrai dire, elle ne sait pas. A dire vrai, elle s'en fout. Elle aime prendre le pouls des villes, sentir leur atmosphère cogner dans sa poitrine. Elle marche encore. Toujours. Petit à petit, les boutiques, les échoppes tirent le rideau. On rentre les masques et les loups.  Les tavernes ouvrent leurs portes, les olives plongent dans le martini, le spritz pétille. C'est un autre charme qui opère. La chaleur, les odeurs, les saveurs. Comme le charme de Noël surgit de l'odeur d'une branche de sapin. Lou se retrouve sur le pont du Rialto. Une fois encore. Elle ne sait pas comment ni pourquoi. Elle traverse. Ses bottines claquent sur le pavé froid. Une volée de marches. Au loin, un brouhaha indistinct. Le bruit, les éclats de voix sont ses guides. Une place, les voûtes anciennes, les murs décrépis pourtant toujours cette noblesse dans la pierre chargée d'histoire. Et là, au milieu de l'histoire, une petite foule se presse autour d'un comptoir minuscule. On commande son verre de vin, des cincetti et on sort sur la place pour déguster. C'est moins cher. Et puis de toute façon, au comptoir, il n'y a pas de siège. Pas de table non plus. C'est comme ça. Elle s'approche, du bout du doigt montre le vin qu'elle a choisi. Du rouge. Rosso? Elle hoche la tête, elle préfère le rouge. Elle s'appuie contre la façade. Elle prend une gorgée et la garde un peu en bouche. Comme le fait toujours son père. C'est rond et soyeux, comme un velours. Elle sourit. Autour d'elle, les gens rigolent, gesticulent, débattent. Ils sont trop occupés pour remarquer cette fille seule qui sirote son rouge. Elle aime ça. Cet anonymat, cette transparence. Se fondre pour mieux sentir, ressentir. Elle finit son verre, en commande un second. La tête lui tourne un peu. Sa mère dirait qu'elle approche de son quota. Son quota de quoi ? D'alcool dans le sang ? D'ivresse ?  Elle rit. Sa mère et ses expressions toutes faites. Elle lève les yeux. Accrochée à l'angle de la façade en face, une statue. Un pauvre fou qui porte sur ses épaules la colonnade travaillée du premier. Elle lui lance un clin d'œil et lève son verre. Les voix se font plus chantantes, les glaçons tintent, les corps se réchauffent. Elle termine son verre. Elle pourrait en reprendre un troisième mais elle a peur que l'ivresse et la joie ne se fassent la malle, lui faussent compagnie. Alors, elle reprend son sac et continue. Elle n'a qu'une vague idée de l'endroit où se trouve sa pension. Qu'importe, elle marche. Venise, la nuit. Elle use le pavé, libre et vivante.

 

 

 

  • On croirait palper l'âme de Venise. Belle écriture, jolie musique, très beau texte. C'est sûr : vous me donnez plus envie de visiter cette ville que n'importe quelle brochure.

    · Il y a presque 10 ans ·
    C%c3%a9dric lemaire thumb

    Cédric Lemaire

    • Merci pour ces compliments! Je suis ravie d'avoir pu vous faire sentir l'âme de cette ville durant quelques lignes...

      · Il y a presque 10 ans ·
      Dscf2849

      Marine Mazel

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