Recouvrance (le marcheur)

Susanne Derève

  Je ne sais pas raconter les villes. Les descriptions m'ennuient et je n'ai la mémoire ni des lieux ni des dates. Je ne suis pas sensible à la beauté des édifices, aux monuments, aux cathédrales. Je n'entends rien à l'architecture.
Brest détruite et reconstruite n'a pas ou si peu gardé de monuments, mais son histoire l'habite encore tout entière. Son histoire et la mer.
Et moi, je sais bien que ce qui m'est nécessaire, ce qui fait que j'aime cette ville, c'est de sentir la mer lui dicter sa cadence, dans le lent va et vient des marées sur l'estran.
 
La plupart des étrangers de passage ne voient chez nous que la laide monotonie de rues dessinées au cordeau, écrasées de béton, ou le vent qui s'engouffre dans des avenues noyées de crachin et de bruine.
 
Mais d'autres (dont je fus autrefois) sont conquis : il faut avoir poussé jusqu'au vieux  Recouvrance, glissé sur le pavé humide des quelques rues pentues épargnées par la guerre et le temps, franchi le porche d'anciennes gargotes aux vitres délavées, et puis senti le vent du large porter ses effluves de sel jusqu'au Jardin des Explorateurs, et vous appeler les noms de La Pérouse et de Bougainville.
 
Recouvrance : passer le pont au petit matin quand la chaussée luit encore de l'ondée de la nuit dans la lueur des phares, colosse de béton aux arches débonnaires veillant sur la ville assoupie. Au fond de la Penfeld, les feux des Arsenaux éclairent violemment l'aube tout juste naissante. Valse feutrée des remorqueurs. Masses anguleuses des barges militaires. À l'Est, c'est le large, les goélettes blanches, à quai, prêtes à l'appareillage, et le ciel qui doucement pâlit, teintant de rose l'ossature des grues.
 
J'aime marcher, tôt, avant que la journée commence, avant que la lumière n'éclose, quand le temps est encore suspendu aux derniers vestiges de la nuit. Je marche par hygiène, car cette souplesse qu'ont perdue mes muscles avec l'âge, je crois pouvoir encore la compenser par cette longue tolérance qu'a acquise mon corps à l'effort, et par cette discipline de chaque jour que je m'impose.
 
Mais je marche aussi par plaisir. Jamais je ne manque au terme de ma promenade de descendre au Château. La Rade est là qui s'offre tout entière, d'un bleu de perle dans la buée lumineuse du soleil levant, parfois grise, lisse, inondée de brume, mais souvent menaçante, noire, plombée d'orage, sous les lourds nuages porteurs de pluie.
 
Il me faut alors rebrousser chemin vers Recouvrance, et remonter patiemment la côte du Grand Turc, puis du Petit Paris à Kervazé : Susanne  m'attend.
 


Illustration : Tableau de Pierre-Peron-1965-Musee-beaux-arts-Brest.

 Note : vieux texte d'avant le tramway et le téléphérique, mais on aime aussi le nouveau Brest ...                        
  • On marche à vos côtés... Des couleurs, des odeurs, des bourrasques. Votre prose est céleste. Merci Susanne.

    · Il y a environ 6 ans ·
    Profil

    Julien Darowski

    • Merci Julien de prendre la peine de me lire, ça me fait toujours plaisir.

      · Il y a environ 6 ans ·
      Photo

      Susanne Derève

  • quasiment tous les endroits ont un charme pour ceux qui les ont apprivoisés, et en sont devenus familiers...

    · Il y a environ 6 ans ·
    Tulip  avr  21  03

    rechab

    • à ne pas prendre au premier degré pour le début, c'est l'amertume infinie d'avoir tout perdu au plan architectural , il n'est resté que la mer ...

      · Il y a environ 6 ans ·
      Photo

      Susanne Derève

    • J'ai séjourné comme ça dans une petite ville anglaise sans relief, tout à fait banale, à l'ouest de Londres, mais comme je suis arrivé à bien la connaître, elle m'est apparue sous un charme particulier... c'est comme mes parents quand j'étais môme qui me parlaient que de Camargue... que j'ai trouvé "bof", à l'époque... plate, , il fallait faire des détours considérables autour des étangs, il y avait les moustiques, et je ne me souviens pas avoir vu les fameux flamants roses...--- ce n'est que bien plus tard, que je lui ai trouvé du charme...

      · Il y a environ 6 ans ·
      Tulip  avr  21  03

      rechab

  • Ça me fait aimer Brest que je ne connais pas.

    · Il y a environ 6 ans ·
    1338191980

    unrienlabime

Signaler ce texte