Relations Humaines

Robert Arnaud Gauvain

Relations humaines

 

Voilà cela devait arriver, il a bien fallu que je dîne dans ce restaurant avec Machine. C’est assez pénible pour moi, car je ne goûte pas particulièrement les restaurants, je finis toujours par m’y ennuyer, je me tortille nerveusement sur ma chaise, comme le mioche à l’ enterrement de son arrière-tante au troisième degré par alliance, celle qu’ il appelait Tatie Kipique. Mais il y a Machine, une prof assez plaisante -comme quoi je suis parfois mauvaise langue- que je connais depuis des années, plus ou moins bibliquement selon ses états d’ âmes qui sont complexes mais bien connus de mes services. Elle fait partie de la sous classe biologique enseignante assez large des dépressives enthousiastes, mais du microscopique sous-embranchement en voie d’ extinction des enseignantes dépressives jolies. Ce soir sa conversation risque de devenir rapidement irritante mais il me vient à l’ esprit l’ espoir d’ une chaude réconciliation (nous sommes toujours un peu fâchés). Sachant que demain nous replongeons tous deux dans le panier de crabe, j’ estime nos chances de torrides retrouvailles assez élevées. Dans de telles circonstances, je ne dédaignerais pas l’ occasion, afin de me faire oublier cette angoisse à l’ aube de chaque nouvelle rentrée. D’ autant plus que, comme beaucoup de dépressives-pour-rien et enthousiastes-pour-tout, elle fait preuve d’ un honnête dévouement sexuel, que j’ espère non-feint.

            C’est donc dans l’ attente d’ un rapprochement horizontal à fin thérapeutique que je me montre très attentif à sa conversation, alors qu’elle me parle d’ un sujet inintéressant au possible, je feins avec maîtrise d’être très impliqué. En toute modestie, je joue magnifiquement le coup. Par pure curiosité, je me surprends à lui parler de sujets qui la rasent profondément, je m’ attends à ce qu’ elle m’ intime l’ ordre de cesser ce babil qui la lasse…

Et là, c’est le choc. Elle joue elle aussi parfaitement pour le fameux coup (toute modestie mise à part). En m’écoutant avec ce qui passe pour de la grande attention passionnée. Je ne ressens pas dans toute sa plénitude l’ humiliation qu’elle m’ inflige, pour enfouir au plus profond de mon être ce camouflet à mon orgueil de mâle manipulateur, en voyant le côté positif de la situation; si elle agit comme cela, c’est qu’elle vise, comme votre serviteur, le même but fatal: une petite mort entre amis.

            Dans ces conditions, nous passons prestement aux choses sérieuses et une demi-heure plus tard, dans la lumière tamisée de sa chambre, ses cheveux blonds se perdent avec une ardeur peu commune tout contre mon ventre... et toute cette sorte de choses.

            Il est deux heures et tout est noir maintenant. Je suis assis sur le lit, je ne trouve pas le sommeil, ce n’ est pas que je m’ angoisse spécialement pour ce matin, mais c’est l’ heure des inquiétudes nocturnes. Machine dort paisiblement, la veinarde. C’est un lieu commun de le remarquer, mais elle a abandonné toute expression fabriquée, tout personnage composé, pour se montrer sous une nuit plus vraie que ne le seront jamais ses jours, débarrassée des contraintes du paraître, elle semble plus dénudée que nue. Et je me surprends à m’attendrir un bref moment de cet instant de grâce, essayant de réfréner cette faiblesse. Et puis, de toutes les façons, il n’ y a aucun témoin, alors finalement je la contemple et la détaille avec attention et même émotion. Oh, bien sûr ce n’ est pas de l’ Amour, ni même de l’ amour. C’ est plutôt une triste tendresse. Je regarde autour de moi, mais il n’ y a heureusement personne pour assister à cette baisse de ma vigilance émotionnelle, à cette altération de mon cynisme et de mon habituelle cruauté froide et désabusée.

       Parce que, des fois, c’est fatiguant d’ être toujours sur le qui-vive, de voir les maux partout, de ruminer son dégoût du monde, pour le dégueuler ensuite sur des plus faibles que vous. C’ est usant de s’aveugler d’une telle étroitesse d’ esprit, de juger sans jamais pardonner, de détruire et abhorrer par réflexe ou par jeu. Dans la vie il y a de beaux gestes, vrais, sincères et désintéressés, voire même si cela se trouve, intelligents. Pourquoi ne pas les apprécier, au lieu de les critiquer, de trouver toujours à redire.         Voilà mon problème, c’ est que je trouve toujours à redire. J’ai une petite facilité à transformer, à démonter et démontrer la réelle laideur de la beauté, la véritable souillure de la pureté, l’indiscutable corruption de l’ innocence. Avec parfois une mauvaise foi agressive et mesquine. Machine, qui me connaît si mal et pourtant me juge si bien, m’a dit un jour que mon hautaine désespérance ne cachait au mieux que de la sensibilité exacerbée, au pire un vide intellectuel, que je masque par une attitude fabriquée, une prolongation malsaine de la manie enfantine de faire son petit intéressant. Pas forcément faux. Mais je lui rétorquai que je me trouve comme les autres, dans le même gouffre Nietzschéen, ils m’ endurent mais moi aussi je dois les supporter. Et ils sont plus nombreux.

            Elle est pas si mal, Machine, on s’ entend bien quand on ne se dispute pas. Je la connais depuis plus de quinze ans, avec des années de trous. Après quelques semaines de fréquentation, où je me faisais passer pour son ami (il faut vraiment être une fille pour croire à ça…), après quelques mois de passage à l’ acte, il arriva un moment où nous fûmes proches de partager plus entièrement nos vies, mais ce n’ est pas arrivé. Il n’y a pas eu de crise, de déchirement, ou une soudaine guerre mondiale, c’ est juste que cela ne s’ est pas fait. A l’époque je pensais que je tenais trop à mon indépendance, ou que c’ était de la lâcheté, mais finalement, je n’ai pas d’ explication rationnelle. Après ce cap qui ne fut point franchi, nous nous sommes doucement éloignés progressivement. On s’ appelle rarement, on dort ensemble à titre très exceptionnel, mais je ne peux m’ empêcher de me demander parfois si Machine ressent fugacement comme la vague impression d’ avoir fait une sortie de virage, puisqu’il ne semble pas qu’ elle ait eu de vraie relation stable comme décrite dans les magazines féminins depuis que nous avons effiloché nos liens et que nous gardons hypocritement quelques contacts. C’ est prétentieux de penser cela. Mais moi-même, parfois…

Attention, roulement de tambours :

En fait je suis dur comme ça, mais au fond de moi, si je m’analyse sans complaisance je crois… c’est difficile à admettre, mais je voudrais sans doute qu’entre elle et moi les choses puissent être différentes car je sui Stop, je n’ en peux plus !

            Bon allez, assez rigolé, ça ira, je ne tiens plus. Ah, ça vous plairait peut-être que je sois plein de remords, que ma méchanceté ne cache qu’ une dégoulinante sensiblerie sucrée, et toutes ces imbécillités de rigueur. Malheureusement, si je revois cette conne extravertie qu’ est Machine, c’ est uniquement parce qu’elle suce bien.

            Bonne nuit, bande de cons.

Signaler ce texte