requiem pour Melodious

hectorvugo

C’était la soirée de clôture du festival. Je jouais en dernier. Des minutes interminables d’attentes et, enfin la lumière fut sur moi.

J’étais le centre du monde. Tous me regardaient. Je ne les voyais pas, je les sentais. J’entendais chaque respiration, chaque toussotement, chaque murmure. Le public. Le juge de paix.

Je n’avais pas peur. Au contraire, j’étais en position de force. On m’attendait. Je faisais durer le plaisir.

Je m’assis. Je réglai mon siège. Puis délicatement je posai mes mains sur le clavier. Premiers accords, notes lentes et rythmiques, un écho à la nuit, à cette mélancolie sourde et bleue, à ce chant lancinant de nos propres malheurs.

Puis l’arrivée du thème, évocation d’un instant léger et lourd à la fois

Maiden voyage.

Le vent du Sud se leva et apporta un peu de fraîcheur. C’était l’été, un été caniculaire. Le théâtre antique était plein.  Ce n’était pas pour mon talent qu’ils m’avaient sélectionné.

Je n’étais pas dupe, la curiosité de mon particularisme attirait les curieux.

J’avais le physique d’un pianiste classique et je jouais comme un noir.

D’où me venait cette négroïde attitude ?

Pfff je n’allais pas me lancer dans une psychanalyse à deux euros.

Regard sur cette femme au premier rang. J’en fis l’inventaire tout en poursuivant le morceau d’Hancock, une belle allure, de longs cheveux bruns tombant sur ses épaules, un buste parfait pour le désir, de longues jambes.

On dit que l’artiste est tout à son interprétation. C’est d’une bêtise ! Nous sommes parfois pris dans d’autres pensées que l’on qualifierait de parasites.

Pourtant cette femme n’avait rien d’un parasite. Elle appartenait à la bourgeoisie de cette ville.

Je commençai un long chorus, interminable, mélangeant les silences et les phrases nerveuses, puis je citai Love me do.

 Je fixai ma spectatrice droit dans les  yeux. Connexion émotionnelle entre nous.

Love, love me do, you know I love you. Souvenirs étranges que ces paroles-là. Retour en arrière, 30 ans déjà. Une époque où je ne jouais pas seul. Nous étions cinq et vivions de notre passion. Intermittents du spectacle, quelle triste appellation quand on sait que ces activités se vivent à temps plein. Enfin quand on a une étiquette sur le dos, on fait avec. Oui, on faisait avec et on le faisait bien à en croire nos agendas remplis.

Love me do. On démarrait nos interventions avec le tube des fab four. Et cela marchait toujours, la piste se remplissait.

La dernière fois que j’avais chanté Love me do c’était pour les obsèques de Kata Tatum,  l’homme à qui je devais ma carrière. Grâce à lui j’avais intégré la formation de Defi Duck, un groupe de musiciens fous de jazz mais incapables techniquement d’en assurer la promotion. Alors pour vivre ils divertissaient « le peuple ».

Tatum appelait les gens, le peuple avec une dose de mépris qui nous amusait beaucoup.

On s’était rencontré dans un studio d’enregistrement, il cherchait un choriste, une roue de secours pour la soirée qui venait. A quoi tient l’existence ? A rien, à une main tendue. J’avais saisi la sienne et m’étais retrouvé deux heures plus tard dans le groupe.

Tatum, avant d’entendre ma réponse à sa proposition, m’avait mis en garde. « Je dois te dire que nous appliquons une règle terrible. Une règle bien à nous. Une règle dont je suis l’auteur »                       

Je lui devais ma carrière et j’avais honte de l’avouer à ceux qui me posaient la question. Qui se souvenait de lui ? Personne, à part le thanatopracteur. Un artiste celui-là. Comme quoi on peut donner à un mort l’aspect d’un vivant.

Nous, les musiciens, bénissions le ciel d’avoir rappelé le pianiste à deux doigts. Oui Kata Tatum jouait à deux doigts. Deux doigts de trop !

Si nous avions eu la bonne idée de les lui couper, il aurait joué avec son nez. Il aimait trop son instrument pour se plier aux obstacles physiques que la nature dressait devant lui.

Un passionné le Tatum avec un cœur énorme.

Quand les préposés aux pompes funèbres posèrent au fond du caveau le cercueil, je fus saisi par l’attitude d’une petite fille, elle imitait le salut du fils Kennedy. Nous avions tous les larmes aux yeux.

-         Entre deux sanglots Defi me confia : Je n’aurais jamais dû te demander Melodious

-         Defi, il connaissait la règle.

Et les autres d’abonder dans mon sens en opinant du chef

Nous savions tous que la mort de Tatum n’avait rien d’accidentelle. Un arrêt cardiaque ! Tu parles.

Lui, qui tous les trois mois faisaient un check up pour se rassurer. Pianiste et hypocondriaque, l’horreur !

Non, personne n’ignorait qu’il avait commis la vingtième fausse note, celle de trop, celle qui déclenchait la procédure d’élimination.

C’était une semaine avant les obsèques, lors d’une soirée privée organisée par un industriel, un fou de jazz.

Tatum s’était risqué sur Ruby my dear de Monk. Et ce fut un massacre. Nous n’avions pas le choix.

Defi Duck  le sax chef d’orchestre donna l’ordre d’un simple clin d’œil. Qui allait s’en charger ?  Le bassiste Son O Tonne, le batteur Art Baclay ou moi. Moment de malaise, flottement général.

Puis la main de Défi tapa mon épaule. J’héritai de la corvée.

En coulisse, il me souffla à l’oreille : « élimine-le »

-         Mais c’est lui qui a fait la règle, Défi ? On ne peut pas

-         Raison de plus Mélodious. Fais-le

Au petit matin, la direction de l’hôtel constata le décès de Tatum. Il s’était noyé dans sa baignoire.

-         Defi me demanda : tu as bien suivi la règle Mélodious ?

-         A la virgule près

De loin nous observions la stèle en nous disant qu’un jour ce serait notre tour. Le plus tard possible.

Defi, lui, était tenaillé par d’autres préoccupations plus matérielles. La stèle, il s’en moquait. Une chose le taraudait plus que tout : qui maintenant va jouer du piano dans le groupe ?

-         Il faut que l’on trouve un remplacement pour le clavier au plus vite

-         J’en joue Defi

-         Toi, Melodious ?

-         Oui j’ai fait le conservatoire

-         Pourquoi tu ne nous l’a jamais dit

-         Je dois ma place à Tatum chez vous. Et Tatum était pianiste. CQFD

-         C’est des conneries Mélodious ! Tu lui dois ta place ? Et puis quoi encore. Te sachant pianiste, je l’aurais viré et il ne serait pas mort à l’heure qu’il est

J’en eu le sifflet coupé.

C’était de ma faute à présent. Dès lors entre Defi et moi, ce ne fut jamais comme avant. Je devins méfiant à son égard.

Le réciproque était vraie, en témoigne l’audition qu’il me fit passée peu de temps après. Il aurait pu m’engager les yeux fermés. Seulement cet imbécile désirait juger sur pièces.

Il faisait toujours chaud.  Je sentais les perles de transpiration me parcourir le dos. Etait-ce un signe d’appréhension prolongé ? Non, je maîtrisai mon sujet,  je continuai le Maiden Voyage d’Hancock. Comme ma charmante brune s’était absentée de sa place, je me permis un rapide coup d’œil panoramique sur le théâtre antique.

L’assistance usa de n’importe quel ustensile pour se faire du vent. Ici un quotidien, là le programme du spectacle, là encore un vrai éventail.

J’avais trompé un temps ma correspondante oculaire et je compris rapidement l’étendue de mon erreur quand elle revint s’installer sur sa marche. Elle me fusilla du regard, me prenant sur le fait.

J’avais abandonné le thème d’Herbie pour attaquer le deuxième chorus, un chorus que je pianotai avec emphase comme si je ressentis le besoin impérieux de reprendre le contrôle.

Nouveau regard sur la brune.

Nous étions reliés l’un à l’autre. Je jouai pour elle ou, du moins, fit tout pour qu’elle le crût. Phrases rapides, bebop, version Keith Jarrett. Le public arrêta son auto ventilation l’air de dire mais qu’est-ce qui lui prend ? Puis j’eus l’idée de calmer le tempo avec un extrait du prélude en mi mineur de Chopin.

Melodious singeait Frédéric. Le crime de lèse-majesté. D’autres avant moi s’y étaient risqué et avaient payé le prix fort.

C’était un soir de Novembre On en aurait pleuré. D’ailleurs, j’avais versé quelques larmes en écoutant l’interprétation de Defi au Sax baryton. Le prélude en mi mineur version bossa, Il avait voulu faire son Mulligan.

Un carnage ! Les ayants droit du compositeur polonais n’étaient pas adhérents de l’amical des pécheurs de haute Loire, sans quoi il aurait assassiné Mister Duck. C’était le bal de l’association.

A défaut, la piste fut pleine et les danseurs ne trouvèrent rien à redire contre cette bouillie sonore.

Seules les autres membres du groupe y dénichèrent le début d’une atteinte au savoir vivre artistique.

Au point de se demander s’il ne fallait appliquer la règle de l’élimination. On avait dépassé la vingtième depuis des lustres.

Baclay et Son O Tonne blanchirent à la vingt-cinquième. Ils se tournèrent vers moi et à voix basse :

-         Qu’est-ce qu’on fait Mélodious ?

-         On n’a pas le choix, il faut le zigouiller

-         Mais c’est le chef !

-         Justement

-         Bon moi j’suis pas capable

-         Bravo Baclay, quel courage

-         Il a raison moi aussi j’suis pas capable

-         De mieux en mieux ! Toi aussi Son O Tonne. Alors les gars ! on se dégonfle

Silence radio. J’héritai encore de la corvée.

Certaines chambres d’hôtel de province ont un sens poussé du mauvais goût, une décoration propice au voyage dans le temps.

L’autre siècle, celui où l’on n’avait peur de rien, pas même du ridicule.

Cette chambre-là, mon grand-mère aurait pu y vivre. Un vieux lit,  une armoire massive et laide, une salle de bain improbable avec un bidet rose et une baignoire sabot.

Le budget étriqué me forçait à la promiscuité avec Defi. On allait dormir ensemble. Je dis bien dormir pas coucher.

De toute façon, le Duck était incapable de la moindre initiative sexuelle, d’une part parce qu’il était hétéro et d’autre part parce que la fatigue le poussait au sommeil.

En fin de soirée, nous avions l’habitude de parler, de refaire le monde. Mais là, il n’avait qu’un seul objectif : dormir.

J’avais réussi à lui arracher l’idée d’un dernier verre au bar de l’hôtel.

-         Je t’ai connu plus bavard Defi

-         J’ai joué comme une merde ce soir

-         Mais non, tu dramatises

-         Tu dramatises ! Tu te fous de moi ! Je vous ai vu discuter ensemble, toi, Baclay et Son O tonne. Je vais y passer ! c’est sur

-         Qu’est-ce que tu racontes ? Tu délires vieux. Allez, bois ça et allons au lit

-         C’est quoi ? Du poison ?

-         Non, une vodka orange.

-         Tu bois toi, tu ne m’accompagnes pas ?

-         Si je vais prendre un café serré

-         Tu ne veux pas dormir ?

-         Avec toi à côté, ce sera nuit blanche

-         Je ne ronfle plus tu sais

-         A d’autres Défi, pas à moi

-         Bon ok, je ronfle un peu, mais j’ai fait des progrès

-         Comment peux-tu en être sur ?

-         Je ne me réveille plus

J’avais eu raison, cette nuit ci fut blanche. J’avais marché dans le couloir de l’étage, j’avais longé la porte de notre chambre, jusqu’à ne plus entendre le ronflement de notre saxophoniste. J’en fus rassuré. Alors l’esprit léger j’avais jeté un œil à travers la fenêtre du couloir pour voir le jour se lever.

Je pris mon petit déjeuner de bon matin à la surprise du maître d’hôtel.

-         Avez-vous bien dormi monsieur ?

-         Non je n’ai pas dormi du tout. J’ai marché surtout, lu un peu, puis vu le jour.

-         Insomniaque ?

-         Non, mon voisin de lit ronfle trop.

-         Ce qui explique…

-         On ne peut rien vous cacher. Dites-moi vous n’auriez pas de la confiture de fraise à la place de l’abricot ?

-         Si Monsieur

Le patron de l’hôtel vint vers moi. Une seconde de vide, malaise vagal. Il m’annonça sans prendre de gants le décès de Defi. D’une voix blanche il récita : « Votre ami s’est noyé dans son bain »

On appela la police qui constata la mort par accident. Elle enregistra mon témoignage en tout point identique à ce que j’avais dit au maître d’hôtel.

Nous quittâmes les lieux sans être inquiétés par les autorités.

Dans le bus qui ramenait sur Paris, les autres me demandèrent : « mais comment as-tu fait ? »

Je leur apportai en la circonstance toujours la même réponse : « Vous connaissez le secret »

Avec le départ de Défi, nous nous étions convertis à la musique douce. Les cocktails devenaient notre spécialité. Piano basse, batterie, un ensemble passe partout. Une sorte d’orchestre tout terrain, capable de satisfaire les envies les plus diverses dans les lieux les plus insolites. On nous avait même demandés de faire l’inauguration des toilettes municipales d’une localité de province.

Nous n’avions pas donné suite, question d’amour propre.

La bourgeoise brune ne cessait de me dévorer les yeux. Je voyais dans cet exercice un dérivatif puissant pour échapper aux attaques des moustiques.

Pour autant l’enceinte romaine ne jouxtait pas un plan d’eau sans quoi c’eût été un carnage. On observait au plus près des spots un conglomérat d’insectes.

Eux n’avaient pas fait de grec en langue morte mais connaitraient tantôt le même destin qu’Icare. Brulant sujet !

Bref je restais parasité par d’autres parasites tout en étant à mon interprétation. Bientôt 12 minutes de Maiden Voyage et l’assistance ne donnait encore aucun signe de lassitude.

Quand le public est de qualité, tout est possible.

Je démarrai pour le troisième tour le thème avec dans l’idée de poursuive mon aventure musicale avec un chorus d’inspiration cubaine. Et je leur faisais Manteca de Dizzy ? Chiche.

La grande brune toujours tout à moi m’invitait à cette évocation Castriste.

Vamos !

Tiens l’espagnol me revint comme il revint à Art Baclay, un soir de printemps à Ville d’Avray. Nous venions de jouer la marche nuptiale de Mendelssohn avec un certain succès. Nous étions étonnés et heureux. Un quasi sans faute.

Les mariés donnaient à voir ce bonheur communicatif de l’amour, celui qui passe toujours par les petites attentions du corps.

Elle était proche de lui et demandait déjà sa protection en posant sa tête sur son épaule. Charmante image.

En réponse à cette volonté de se soumettre à lui, le mari ne trouva pas mieux que de la saisir et de singer une salsa.

Notre batteur prit la balle au bond et cria Menteca. Son O Tonne interpréta le thème à la basse et je le suivi avec un tapis cubain. La rythmique s’emboita dans la douleur, le Baclay n’ayant pas la Havane touch.

Nous étions sur les rails avec une locomotive à vapeur dont les premiers signes de fatigue apparurent peu de temps après le départ de la gare.

Le Baclay était rouge, ses membres se contractaient de plus en plus. La tétanisation approchait. Le corps de notre batteur exigea un ralenti qu’il imposa sans aucune figure de style. La salsa se transforma en bossa nova, incroyable mutation. Nous eûmes un mal de chien à raccrocher les wagons. Son O Tonne et moi comprenions dans la seconde que le sort de Baclay était scellé. Il avait enfreint la règle. Pas de fausses notes ici mais de multiples contraventions au tempo.

Heureusement que nous avions à faire à des sourds. Si non c’était le lynchage assuré.

Le bonheur fait de nous des imbéciles, il rend parfois inculte.

Et ce soir-là l’auditoire affichait le degré zéro de la culture musicale. Il criait de joie sans prêter attention au drame sonore qui se nouait.

Imaginez la même scène à Santiago de Cuba ! On nous aurait fusillés sur place.

Le Baclay abandonna son poste, pris de crampes, Son O Tonne dressa le drapeau blanc à cause d’un début de tendinite au pouce.

Les rats quittaient le radeau.

Je me retrouvais seul à assumer la catastrophe. Sourire aux lèvres, j’abandonnai la bossa pour un besame mucho langoureux que le public s’empressa de sanctifier sur la piste.

Je sauvais les apparences dans un état de détresse interne insondable.

Dans le couloir qui menait aux coulisses Son O Tonne me prit à part :

-         T’as vu que nous a fabriqué le Baclay !

-         Oui

-         Je ne te fais pas le dessin

-         Tu veux qu’on le zigouille ?

-         Non toi, zigouille le. Tu fais ça si bien

-         Je vois. Le jour où tu auras le courage, appelle moi, hein

-         Ne le prends pas mal, Mélodious. Tu m’en veux.

-         Non, pas le moins du monde

 J’héritais de la corvée.

Comme la coutume l’exigea on retrouva Baclay mort dans la baignoire de son hôtel le lendemain.

A force de s’observer sous toutes les coutures, nous n’avions plus de mystères l’un pour l’autre.

La brune bourgeoise n’en fut pas pour autant rassasiée de mon anatomie. Malgré tout elle ne manquait pas une miette de mon parcours manuel sur le clavier.  Pour ma part je n’étais pas en reste devant sa robe bleue nuit mettant en valeur ses courbes féminines.

Le regard un rien lubrique, je surlignai cette aguichante constatation. Les autres ne voyaient rien de ces jeux subtils entre nous, plus absorbés, sans doute, par l’audition de mon Maiden Voyage.

J’avais dépassé le quart d’heure d’interprétation. Je pouvais aller plus loin, faire du Coltrane, mener l’aventure à ce Rubicon sonore ou l’on touche au sublime. Malheureusement l’usage de produits prohibés est nécessaire pour l’atteindre. L’idée même d’en user m’était insupportable.

Alors je restai à proximité de ce triangle des Bermudes musical. C’était suffisant à mon bonheur.

Au sien aussi. Jamais je n’avais senti un public aussi réceptif.

Serait-il capable de me suivre encore pour une ronde, pas la note mais un chorus, un de plus.

Les ondes étaient positives. Je les savais dignes d’entendre et de comprendre kind of blue.

La huitième merveille du monde ! Ultime citation.

Même si je n’étais pas Bill Evans. Juste un lointain cousin capable de rendre une copie potable.

Kind of blue, la dernière fois que je m’y étais frotté c’était un soir d’automne si froid.

Une véranda mal chauffée, un buffet avec deux saladiers de sangrias pleins et autour des convives plus ou moins à même de comprendre ce que l’on jouait pour eux.

Depuis peu nous étions un couple de musiciens, un bassiste et un pianiste. J’avais Son O Tonne à mes côtes et je me le trainais.

Il n’avait pas encore traité son problème de tendinite au pouce droit si bien que nos sets se résumaient à des quarts d’heures crapuleux de performances sonores.

Qu’importe le public ne prêtait qu’une oreille distraite à nos interprétations, accordant plus d’importance à ce qu’il y avait au fond du verre.

Heureusement, car notre version du standard de Miles Davis fut une bouillabaisse. Malgré mes réticences Son O Tonne insista pour faire un chorus. Par soucis d’hygiène auditive je décidai de m’absenter un moment. J’abandonnai mon poste, imitant Monk, le temps de me rincer le gosier et d’apprécier les qualités  hypertrophiées de mon camarade de jeu.

A peine avalai-je une gorgée d’une coupe de champagne que je dus revenir sur scène reprendre les rênes. Le Tonne avait cassé une corde enchaînant un festival de fausses notes.

J’achevai seul le kind of blue dans l’indifférence générale sans bassiste. Le pauvre avait fui.

On le retrouva pendu dans sa chambre d’hôtel. Je n’héritai donc pas de la corvée cette fois ci.

Dans le métier on me donna une terrible réputation. Plus personne ne voulut jouer avec moi. Je devins le chat noir.

Heureusement que non agent passa par là.

Il assista aux obsèques de Son O Tonne et apprécia l’hommage que je rendis à mon partenaire.

J’avais interprété pour l’occasion Maiden Voyage. Cela changeait des copains d’abords.

A la fin de mon dernier chorus, j’avais mis dans ma poche le théâtre antique. Nous ne faisions qu’un. Nous aurions dû poursuivre cette aventure encore plus loin. Seulement l’organisateur du concert demanda d’abréger le morceau. Bientôt 22 minutes. C’était de la folie pure ! J’aperçus sa tête dépassée des coulisses et d’une moue expressive exiger la fin du voyage.

Dernier accords, dernier regard sur la brune magnifique, clin d’œil complice.

Et enfin la dernière note, la plus belle, la plus longue, presque une éternité.

Que vous dire d’autre. Qu’il y eut une standing ovation, la possibilité d’un rappel qui me fut refusé.

On me rapatria en coulisse. Quelqu’un m’attendait. Une femme, une brune, la brune bourgeoise. La présidente du festival.

Le maire de la ville fit les présentations.

-         Madame Eglantine Delanois celle grâce à qui ce festival existe

-         Monsieur le maire me donne trop d’importance. C’est donc vous, Mélodious Tonk

-         Oui Madame, enchanté

-         Cessez ce Madame, appelez-moi Eglantine, Melodious voulez-vous ?

-         Bien Eglantine

Eglantine me proposa de boire un verre chez elle. Elle demanda les clés de la voiture à son chauffeur qui protesta pour la forme : « comment vais-je rentrer chez moi, Madame ? ». Elle lui rétorqua : « vous n’aurez qu’à prendre un taxi mon cher ».

Nous prîmes les routes secondaires, celles traversant les forêts et les champs, pour arriver sur une ravissante bastide.

-         Sagan a failli l’acheter, c’est charmant non

-         Tout à fait

-         Je suis ravie qu’elle vous plaise, Mélodious

L’entrée passée nous fûmes accueillis par un troupeau de chats. Ils se frottèrent à nos mollets amoureusement.

-         J’adore les chats et vous ?

-         Je n’eus pas d’autres choix que de lui répondre : oui

-         Je sens que l’on va bien s’entendre. Enlevez ça, mettez-vous à l’aise !

Elle ôta mon manteau et en fit de même pour le sien.

Puis à l’instar de ses chats elle traversa un vaste hall et fonça dans le salon. Lumières indirectes, décoration un tantinet trop moderne à mon goût. La pièce se voulait érudite comme sa propriétaire mais manquait singulièrement d’érudition. A voir le voisinage suspect d’un Magritte avec un juke box année cinquante ou encore la promiscuité coupable d’un Ernest Meissonier avec un casque de pompier rempli de chamalows ,mes craintes se justifièrent.

-         J’aime l’art et vous sous toutes ses formes et vous ?

-         Un brin hypocrite : moi aussi

-         Je savais que vous étiez un homme goût.

Elle afficha un sourire propice à tous les pardons possibles. Je lui accordai le mien d’autant plus facilement qu’elle se montra sous son meilleur jour.

A moitié allongée sur son canapé elle simula la fatigue.

-         Je tombe de sommeil. Parlez-moi un peu de vous avant que je m’endorme.

-         Que dire sur moi, Eglantine ? J’ai horreur de parler. Je préfère jouer

-         Bien alors jouez donc

Elle m’indiqua du doigt un superbe Steinway noir.

-         Quel superbe instrument !

-         Il appartenait à mon grand-père.

-         Vous savez en jouez ?

-         Grand Dieu ! Moi non. Mon mari un peu

-         Que fait-il votre mari ?

-         C’est sans importance. Et puis cela ne vous regarde pas. Jouez donc voulez-vous ?

-         Pannonica de Monk, cela vous irait

-         Parfait. Commencez ne faites pas attention à moi

-         C’est difficile

-         Vous savez parler aux femmes. Vous avez surement soif

-         Un peu

-         Je vais vous faire un cocktail. Ca va vous détendre. Jouez, jouez donc, arrêtez de me dévisager

-         C’est que..

-         Chut, jouez

J’obtempérai avec plaisir tout en l’observant jongler avec un shaker. Première note, une dose de vodka, deuxième note, une dose de jus d’orange, troisième note un liquide transparent non identifié.

 Pannonica ? D’où mettait venue cette titre-là ? Sans doute les chats, sans doute son allure aristocratique. Eglantine était une copie de la mécène des jazzmen new yorkais des années 50. J’aimais son côté en marge sans avoir l’air et,  surtout cette classe tout terrain qu’elle affichait.

Le qualificatif qui lui collait le plus à la peau était sophistiqué. Un brin Ava Gardner, oui c’était une comtesse et j’eus aimé qu’elle enlevât ses talons d’hauts pour le plaisir de la voir dans le film de Mankiewicz. Ah si vous aviez les pieds nus Eglantine, je pourrais être votre Bogart d’un soir.

Mais il est dangereux de prendre ses désirs pour des réalités.

Ce soir-là désirs et réalités ne faisaient qu’un. Ils se personnifiaient dans cette femme aux charmes incandescents.

Elle était pieds nus pour moi. Elle déposa mon verre sur le bord du piano, me le tendit. Et à la manière d’une mère nourricière me fit déglutir le cocktail.

Sensation chaude au fond de la gorge, libératrice comme jamais. J’avais l’habitude de l’alcool, une habitude de vieux, presque blasé.  Si bien que cette découverte me laissa coi. Première fausse note, malgré moi. Je décrochai.

Puis vint la chute libre, une agréable décompression. Etait-ce le regard d’Eglantine qui accéléra le mécanisme ? Etait-ce la proximité soudaine de ses lèvres ? Ce baiser aussi bon qu’impudique ? J’avais perdu le contrôle de mes doigts. Le standard de Monk devint une suite désarticulée de notes.

-         Eglantine s’assit à mes côtés : On s’est déjà vu Mélodious

-          Le malaise approchant je bafouillai : Peut-être ai-je joué pour un mariage de vos amies ?

-         Non on s’est rencontré il y a longtemps. Les obsèques de Kata Tatum vous vous souvenez ?

-          Le malaise faisant son nid : Oui. Mais quel est le rapport avec vous ?

-         La jeune fille qui faisait le salut devant son cercueil

-          Le malaise donnant ses premiers signes : C’était vous ?

-         Oui. Tatum était mon grand-père.

-         Mes forces faiblissant : Ca si je m’attendais !

-         Vous l’avez tué

-          D’une voix à peine audible : Mais c’était la règle.

-         Oui sa règle. A la vingtième fausse note fais boire le cocktail à ton confrère et tâche qu’il se noie dans sa baignoire

-         Proche de l’inconscience : Vous la connaissez par cœur

-         Oui et j’attends depuis si longtemps pour l’appliquer. Vous avez dépassé le quota de fausses notes Mélodious. C’est votre tour.

Je n’entendis pas la fin de sa phrase. Je perdis connaissance.

Le mari d’Eglantine entre temps arriva. Il me transporta dans la salle d’eau à l’étage. On fit couler un bain, on me plongea dans la baignoire.

J’y mourus dans la nuit sans souffrance.

Au petit matin j’étais ailleurs dans un monde à part qui sait le paradis. Un personnage me tapa sur le dos et me dit :

-         Viens on t’attend pour jouer, il nous faut un chanteur. Tu connais Love me do ?

Signaler ce texte