Retour sur scène
soraya-bejart
Je m’assieds en terrasse, je r’dresse un peu ma jupe. Sous le voile de la nuit, je regarde la place, bien en face, pour montrer que je n’en ai plus peur. Je n’reconnais plus rien, évidemment. Les endroits, les enseignes… Tout ça n’ressemble plus à rien. Trop de distance, trop de temps. Je m’revois encore, pourtant, sortir du cabaret, attraper un taxi à la volée. A chaque fois, le matin n’allait pas tarder à se lever. Qu’est-ce que je chantais, déjà ? Ah oui : « Elle fréquentait la rue Pigalle, elle sentait le vice à bon marché ».
Je l’avais bien connue cette môme, celle de la chanson. C’est vrai qu’elle n’était pas très jolie. On avait pris un café ensemble une fois, une nuit où je n’avais pu trouver un taxi. L’obscurité la rendait belle, c’est vrai. Elle avait une tristesse dans le regard qui transperçait la nuit, et un reste de vérole qui se cachait derrière… Une pauvre môme, du genre que les hommes aiment secouer, car on la devine incapable de rendre les coups. J’me demande comment elle a fini. C’était… c’était il y a dix mille ans, tout ça.
Mais attention, n’comptez pas sur moi pour venir geindre sur « l’bon vieux temps ». A Pigalle, il n’a jamais existé. Pas pour les filles, en tout cas. C’est un peu comme les enseignes des magasins : les mômes remplacent les mômes, elles ne vieillissent jamais. Quand la chair a perdu sa tendresse, on les laisse dans un recoin. Justement j’en vois trois, tout près, qui discutent. Grandes blondes, yeux bleus, accent de l’est. Elles tentent de se protéger un peu du froid en profitant du chauffage des terrasses des bistrots. Du coin de l’œil, je vois que le barman, de l’autre côté, s’agace.
Mais elles s’en foutent, les filles. On ne peut plus rien leur faire. Elles sont sous les néons, leur beauté effacée avec du maquillage, leur timidité gommée avec des hauts talons. Et dans l’ombre, à l’abri dans une voiture garée de l’autre côté, un gnome est en train de compter son pognon en surveillant les silhouettes. Je ne sais pas s’il se considère comme un berger ou comme un chef de rayon.
La nuit redouble et les filles se serrent un peu plus. Elles ne parlent pas. Elles guettent un client en espérant qu’il ne viendra pas. Ca ne sera pas une si mauvaise nuit, si elle se termine ainsi : trois gamines apeurées sur un trottoir inondé de froid. Mais le nabot ouvre la portière de la voiture, et sous la seule influence de ce signal, les filles se séparent, chacune à l’assaut contraint de son morceau de bitume.
J’passe une main dans mes cheveux, je regarde dans le lointain, le boulevard de Clichy qui s’enfuit dans les lumières. J’hésite. Je pourrais m’y engager. Aller voir si les trois Baudets montent toujours la garde un peu avant Blanche. J’avance de quelques pas. Je n’sais vraiment pas trop ce que je suis v’nue faire ici. Me souvenir, peut-être, comme on r’garde une vieille carte postale dentelée et estampillée « souvenir de Paris ».
J’laisse le trottoir aux mômes de Pigalle, leur territoire de plein droit. Il n’y a plus rien pour moi ici : Louis est parti.
Et Marcel aussi.
La fille de joie est belle, au coin d'la rue là bas... joli texte aux accents aiguisés. Merci !
· Il y a environ 13 ans ·olivier-f-thomas
Oui... "Souvenirs de Paris" ! J'aime bien le ton de ce texte !
· Il y a environ 13 ans ·Edwige Devillebichot