Rue du Progrès
nouontiine
Rue du Progrès
Elle s’agrippait à la rambarde rouillée qui ornait ses fenêtres, le regard morne, perdu dans le vide qui l’entourait. Ses doigts lui faisaient mal parce qu’elle se cramponnait ainsi depuis plus d’une heure, inquiète, prise d’une fureur secrète à l’idée qu’il pourrait bien ne pas venir.
Elle savait qu’elle n’aurait pas dû s’offrir ainsi, elle en avait conscience, mais que pouvait-elle faire d’autre que de se livrer au morne désarroi qui s’était emparé de son cœur ?
Elle avait emménagé quelques semaines auparavant dans ce deux pièces-cuisine situé au numéro 13 de la rue du Progrès.
Pleine d’allant, elle y avait transporté, avec l’aide de son éducateur, son vieux gros sac jaune pisse duquel s’échappait, à son grand embarras, une odeur douteuse et persistante, ainsi qu’un bonzaï décharné, ramassé au coin d’une poubelle et dont elle refusait obstinément de se séparer parce qu’elle avait lu dans un magazine quelconque qu’il s’agissait d’une plante rare et précieuse. Elle souriait de ses dents gâtées, songeant que l’arbuste mort, aussi ridicule soit-il, serait du plus bel effet dans son nouvel appartement.
Les premiers jours, elle avait été prise d’une allégresse excessive, récurant, lustrant et astiquant les deux pièces vieillottes qui étaient désormais siennes, arrangeant ses quelques affaires, déménageant d’un coin à l’autre la banquette clic-clac qu’on lui avait abandonnée et qui lui servait à la fois de lit, de salon et de table à manger.
Et puis, elle s’était lassée.
La joie s’était de nouveau éteint en elle, cédant la place à une morosité acide.
Elle passait des heures entières accoudée à la fenêtre, les yeux errant d’un bout à l’autre de la rue, guettant le moindre mouvement, épiant ses voisins avec une régularité malsaine, implorant en silence qu’on la remarque et qu’on l’observe à son tour, allant même jusqu’à prier pour un bonjour, aussi furtif soit-il.
Mais les jours passaient et rien. Toujours rien.
Elle avait l’habitude, pourtant, d’évoluer seule du haut de sa quarantaine bien mûre. Sans attaches, sans nouvelles depuis bien longtemps de sa famille, et ne cherchant pas en avoir, persuadée qu’elle était que cela ne pouvait être qu’une source supplémentaire d’emmerdes.
Cependant prise d’un besoin impérieux de se soustraire, ne serait-ce qu’une petite heure, à l’ennui implacable qui mortifiait son coeur, elle s’agrippait chaque jour à la balustrade bancale de sa fenêtre, après s’être lavée, shampouinée et maquillée, puis elle sortait sa tête et se cramponnait là, immobile, parce que sa pauvre vie en dépendait.
Un soir, à la tombée de la nuit, alors qu’elle scrutait la rue déserte de ses yeux de chatte, elle croisa le regard d’un homme, un de ceux qu’elle apercevait parfois dans le quartier et qu’elle dévisageait effrontément, passionnément du haut de son perchoir.
Il ébaucha un sourire auquel elle répondit immédiatement de toutes ses mauvaises dents et lorsqu’il sonna, elle lui ouvrit la porte en grand, comme quelqu’un qui n’a rien à dissimuler et couina pour qu’il entre. Il prit aussitôt ses aises sur le canapé et l’attira à elle, sans un mot et sans une caresse, puisqu’elle lui était de toute façon acquise.
Il repartit immédiatement après, la laissant plongée dans une extase à la fois exquise et indélicate. Elle, elle s’en foutait pas mal, pourvu qu’on la regarde, pourvu qu’elle existe, même de manière négligeable et insignifiante aux yeux d’un individu.
C’était une femme petite et plantureuse, le teint mat et la tignasse abondante. Elle aurait pu passer pour une créature attirante (son allure improbable lui conférant assurément un certain charme), si son sourire n’avait dévoilé ses grandes dents pourries et ses yeux, brûlé de cet éclat jaune, fiévreux, presque hargneux.
Elle recevait la visite de son éducateur tous les dix jours, à dix heures précises. Il prenait de ses nouvelles, fouillait les lieux, vérifiait la manière dont elle gérait son allocation et remplissait, impassible et consciencieux, son rapport d’inspection tandis qu’elle minaudait et souriait comme une ingénue, feignant d’être agréablement surprise par cette visite de courtoisie, à laquelle, vraiment, elle ne pouvait s’attendre.
Il lui manquait l’usage de la parole et en réalité, elle ne se souvenait pas l’avoir jamais eu. À moins qu’elle n’ait simplement oublié si, un jour, elle avait été en mesure de prononcer des mots, aussi banals soient-ils et d’en faire don aux autres. Elle n’avait jamais voulu consentir à faire l’effort d’apprendre le langage des signes, davantage par ennui que par paresse et s’en accommodait d’ailleurs fort bien. Avec qui, de toute manière, aurait-elle bavardé ?
Seul lui restait cette espèce de jappement improbable et exaspérant qui s’échappait parfois de ses entrailles, sans prévenir, semant aussitôt le doute sur sa capacité d’entendement, en dépit de ses efforts fournis pour paraître liante.
Le lendemain, elle reprit son poste à la fenêtre, pimpante et presque gaie. La rue du Progrès - ou peut-être était-ce le seul fruit de son imagination ? - lui semblait plus amène, plus accueillante. Elle humait l’air et se délectait du ciel azuré.
À l’approche du soir, à cette heure entre chien et loup qu’elle affectionnait particulièrement, pour s’y être tant de fois abandonnée, on sonna à sa porte. Un coup bref, hésitant. Son premier réflexe fut de courir, courir pour laisser l’allégresse pénétrer chez elle, mais elle se ravisa au dernier instant, prenant soin de peinturer ses lèvres de rouge auparavant, jusqu’à ce que, satisfaite de sa belle gueule provocante, elle sourit de toutes ses dents et ouvre la porte comme à son habitude, en grand.
Elle nota aussitôt qu’il ne s’agissait pas de l’homme qui s’était introduit en elle, la veille. Elle n’en laissa rien paraître cependant et se réjouit (presque) d’un tel succès, ayant depuis longtemps renoncé à soumettre son esprit à toute forme d'introspection plus ou moins poussée. Elle s’effaça pour laisser entrer l’homme, visiblement mal à l’aise et cherchant - sans y parvenir - à détourner son regard de sa bouche à elle, nauséabonde.
Le gars, un Noir dont la jambe droite était gonflée et miasmatique, restait planté là, indécis au milieu du salon vide, scrutant bêtement la banquette qu’elle avait eu la coquetterie de déplier (dès le début de l’après-midi) et d’orner de quelques pétales de fleurs roses, dérobées au petit matin, à même la jardinière de la voisine.
Alors elle prit les choses en main, à sa manière, gourmande et emportée et lorsque ce fut fini, ils restèrent un instant étendus, tirant chacun leur tour sur la même cigarette, dans le silence obsédant de son grand appartement vide.
Le jour suivant, qu’à cela ne tienne, elle reprit ses activités et pour la première fois depuis qu’elle avait emménagé au premier étage de la rue du Progrès, alors qu’elle reprenait son poste d’observation, elle croisa le regard effaré, navré, de sa voisine d’en face.
Les heures, les jours passaient et l’arbuste, mort, trônait à même le sol de son appartement nu.
Il avait récemment perdu jusqu’à sa dernière feuille et ses vieilles branches moribondes pendaient de façon pathétique, triste et elle s’imaginait que cet arbre désolant n’était autre que le reflet de sa vie à elle, affligeante.
Elle continuait patiemment de les accueillir, tous, indifférente et peu regardante, en dépit de la douleur cuisante qui s’éveillait entre ses cuisses, dont la chair avait gonflé.
En quelques semaines à peine, elle était devenue la folle du quartier, la go*, comme on l’appelait désormais avec force ricanements. Elle se tenait prête, invariablement à la tombée de la nuit et toujours retentissait la sonnette, parfois douce et concupiscente, souvent brutale et insistante. Les plus fielleux ne se donnaient même plus la peine de tinter et la hélaient grossièrement du bas de la rue quand ils ne tambourinaient pas directement à sa porte, parce qu’ils étaient pressés et qu’ils fallaient faire vite.
Elle avait fini par se lasser de la chose et de nouveau, la joie l’avait désertée.
Mais que pouvait-elle faire ?
Son éducateur passait régulièrement, tous les dix jours à dix heures précises et ses yeux de fouine n’avaient pas manqué de relever les innombrables mégots écrasés dans le cendrier, les verres sales qui s’entassaient dans l’évier et les nombreuses bouteilles de coca-cola qu’on lui apportait, et il s’en était réjoui, la félicitant avec morgue pour sa sociabilité nouvelle, pour sa bonne intégration dans le quartier ! Vraiment, quelle aubaine d’emménager dans cette rue au nom salvateur, s’exclamait-il dans un sourire entendu, quelle aubaine !
Tandis qu’elle cherchait en son esprit confus et inquiet, le moyen d’échapper à ces visites dont elle commençait à saisir, perplexe, le caractère avilissant.
Les gars lui portaient toujours quelque chose. Ça, elle ne pouvait pas dire le contraire. Un paquet de cigarettes, une bouteille de coca-cola bien fraîche, quelques fruits glanés à la fin du marché et à peine gâtés, une boîte de préservatifs (parfois), mais jamais d’argent, ils y mettaient un point d’honneur qu’ils disaient et, elle, se contentait de hocher la tête, le regard jaune. Que pouvait-elle contre cela ?
Elle sentait la fièvre ravager son corps. De manière imperceptible, mais sûre.
Alors, lorsqu’ils se présentèrent à deux, le même soir, les mains vides, l’un n’ayant pas même la décence d’attendre que l’autre soit redescendu, elle sentit que de cette humiliation-là, elle ne guérirait pas. Pas une excuse, pas une clope, pas un seul fruit même avarié, seule leur présence obscène et haletante.
Le bonzaï, son arbre et peu lui importait qu’il soit mort, observait la scène de loin, navré, vexé, alors, elle se mit à japper de sa bouche putride, le regard âcre, acide et de ses dents gâtées, de ses grandes dents pourries par la vie, elle se mit à les déchiqueter, consciencieusement, l’un après l’autre. Et lorsqu’elle en eut fini avec ces deux-là, elle leva de nouveau les yeux vers son arbuste, la mine penaude et légèrement contrite de s’être laissée aller à tant de voracité.
Mais, Seigneur, que pouvait-elle faire d’autre ?
* la go : fille en argot.