Sahara 6. Le Tanezrouft 1ère partie

carouille

A 6h du matin, le 20 février, Daniel se réveille en sursaut, et appelle aussitôt le gardien pour demander un cahoua. Il veut partir tôt. Le sable au petit matin est plus facile à rouler, durci et uni par le froid de la nuit. Il salue ses compagnons d'Air Afrique et reprend sa route. Là, au départ d'Aguélock, il est encore entouré de gazelles, de biches Robert, d'oryx, d'autruches, d'outardes et de pintades. Mais ces signes de vie se font de plus en plus rares.

 

En traversant l'oued caillouteux qui fait une fois de plus danser sa petite machine, un sentiment de solitude l'étreint.

Devant lui, ce sont 930 km de désert aride qui l'attendent, sans puits et sans habitants. La tristesse le submerge soudain. Il pense avec une pointe de culpabilité à ses parents qui doivent se ronger les sangs. A ses collègues de la Garde Républicaine. Mais il se ressaisit, et lutte contre ce nouvel ennemi. Après la piste traîtresse et les ennuis mécaniques, c'est de lui-même qu'il doit se méfier.

 

Il se concentre à nouveau sur la piste qui se divise en quatre chemins devant lui. Celle de droite conduit à Tessalit. Celle de gauche paraît abandonnée. Au centre, deux pistes qui semblent assez fréquentées. Il décide d'opter pour la facilité et choisit celle qui lui paraît la meilleure. Il apprendra par la suite qu'il a fait le bon choix, malgré les nombreux passages de sable qui l'obligeront à descendre pour pousser sa machine. L'inquiétude le gagne à l'idée de voir la poisse le poursuivre dans cette longue traversée. Redoutant une nouvelle crevaison, il regonfle la roue arrière.

 

Et soudain apparaît devant lui la première balise depuis Aguélock. Ces balises sont de grandes perches en fer de 3m de haut, surmontées d'un damier blanc et rouge, qui jalonnent la piste tous les 1500m. La plupart de ces balises ont été emportées plus ou moins loin par le vent, ou gisent dans le sable, invisibles. Mais celle-ci est là, bien plantée. Et permet à Daniel d'estimer sa vitesse moyenne, environ 35 km/h. Un bon rythme.

Mais cela ne dure pas.

Car devant lui, maintenant, s'étend le fech-fech, ou les "terres pourries". C'est un sable gris recouvert d'une croûte qui casse au moindre choc, et où tout s'enfonce sans arrêt. Il lui faut absolument quitter la piste, d'ailleurs presque invisible, pour avoir une chance de passer, et il s'engage sur la gauche pour suivre les traces indiquées par le camarade Barbier d'Air Afrique.

 

Il est 9h du matin, et le soleil tape dur déjà, brûlant son dos. Il fait plus de 35°C. A l'ombre.

Et la mécanique s'en mêle une fois de plus. La bougie s'encrasse, et Daniel doit la démonter pour la nettoyer. Ensuite, c'est le fil de cuivre qui amène le courant jusqu'à la bougie qui casse, et qu'il doit réparer. La tension monte, Daniel redoute que la poisse l'ait suivi jusque là. Mais finalement il s'en sort bien, et parvient à achever la traversée des terres pourries sans autre incident, et sans trop d'enlisement.

Il a pu rouler en seconde vitesse durant presque tout ce parcours alors que les automobiles peinent lourdement sur ce passage. Cela emplit Daniel de fierté : il vient de démontrer l'avantage de circuler dans le Sahara avec un véhicule léger.

Il peut reprendre la piste régulière à la hauteur de la balise 40, après l'avoir abandonnée sur une quinzaine de kilomètres. Quelques gazelles gambadent encore à l'horizon.

A midi, Daniel décide de faire une pause. Et découvre avec consternation que son paquet de dattes à disparu de la sacoche arrière. Il se trouve perdu en plein désert, avec en tout et pour tout quelques morceaux de sucre au fond de ses poches et 8 litres d'eau. Et encore près de 900 km à parcourir dans le Tanezrouft, l'un des pays les plus hostiles et arides du monde. Ce serait une folie de s'engager ainsi.

 

Il appuie son vélo sur la balise et se perd dans ses pensées, cherchant une solution. Il ne peut pas revenir en arrière avec sa machine, même pour aller chercher des vivres. Car il s'est fait une promesse solennelle.

Daniel s'est juré de ne jamais reculer.

Alors même pour quelques mètres, même pour chercher ses dattes qui sont sa seule source d'énergie, impossible de tourner le guidon dans la mauvaise direction. Même sans ses vivres, Daniel est décidé à continuer vers le Nord coûte que coûte. Avec quelques litres d'eau, il peut survivre plusieurs jours.

Pour se dégourdir les jambes après avoir roulé plus de deux heures sans arrêt, il décide de faire une petite inspection en arrière, et marche le long de la piste. Et enfin la chance lui sourit. Là, sur le sable, à environ 200m, il devine un paquet plus sombre. Il se précipite et reconnaît son paquet de dattes. Et soupire profondément de soulagement.

Du coup, il s'accorde une demi-heure de repos bien mérité et sent son moral remonter. Quelques dattes et un peu de sucre, accompagnés d'eau tiède, calment les crampes de faim qui agitent son estomac. Après cette peur qui lui nouait la gorge, après avoir échappé à la perspective d'être seul en plein désert, sans vivres, juste un peu d'eau et quelques morceaux de sucre, il reprend courage.

Et redémarre malgré la chaleur, qui atteint maintenant les 50°C. La piste est assez bonne même si le vélo tressaute et rebondit durement sur les cailloux. Daniel remercie son vélomoteur d'être finalement si solide et résistant malgré sa légèreté. Il a déjà profité de sa pause déjeuner pour transvaser l'essence d'une de ses nourrices dans le grand réservoir pour pouvoir rouler le plus longtemps possible. Si la chance lui sourit enfin, il devrait pouvoir atteindre le ravitaillement de la balise 231 avant la nuit.

 

Mais il semble que la poisse se soit attachée à lui. Une nouvelle crevaison le secoue brusquement. C'est la sixième depuis son départ. Daniel se met au travail en vitesse, mais le soleil qui s'incline vers l'ouest gagne de plus en plus de terrain. La nuit approche, et il est encore à 70km de son ravitaillement. Daniel est déçu, il aurait voulu s'approcher le plus possible ce soir de la frontière soudanaise, pour pouvoir la passer au petit matin et moins souffrir dans les zones ensablées durcies par le froid.

Mais il a beau faire de son mieux, l'obscurité le surprend dans un oued. Impossible de rouler davantage, il s'enfonce sans arrêt, et il est même sorti de la piste. Des épineux égratignent ses mains et son visage. Et c'est à la lueur vacillante d'une lampe de poche qu'il remonte ses traces pour retrouver son chemin. Il lui faut un  quart d'heure d'efforts exténuants, qui le vident de ses forces après cette longue journée chargée en émotions et en route sous un soleil accablant. A bout de forces et de souffle, il appuie son vélo sur un bidon posé là sur le bord du chemin, et repère un petit monticule de sable qui lui servira de lit. Mais d'abord, manger, car la faim le tenaille malgré le menu invariable : dattes, sucre, eau tiède.

Aussitôt rassasié, il s'endort. Mais au milieu de la nuit, la fraîcheur le réveille. Enroulé dans sa couverture, il doit s'enfouir dans le sable pour trouver un peu de chaleur. Nimbé par les pâles rayons de lune, cerné par les milliers d'étoiles qui scintillent au-dessus de lui,  Daniel est envahi par la beauté de ce qui l'entoure, emporté par cet infini silence dans lequel il baigne. Seuls quelques glapissements de chacals et le pas léger de gazelles viennent de temps à autre le troubler. Alors malgré cette solitude immense, malgré la fatigue et la poisse qui le poursuivent, durant ces instants d'éternité, Daniel connaît le bonheur.

 

 

Le 21 février, il se réveille à 5h30. Il ramasse ses affaires et démarre son moteur. Et là…rien. Il nettoie la bougie, recommence. Toujours rien. Il doit entamer sa journée en changeant une nouvelle fois la bougie. Son ventre est crispé, ses gestes nerveux.

Aujourd'hui il attaque pour de bon la partie la plus dure du Sahara : le Tanezrouft, bande aride qui s'étend de l'Atlantique à la Mer Rouge. Durant des centaines de kilomètres, il va hanter cette région inhospitalière faite de cailloux et de graviers à perte de vue, où le soleil et la chaleur sont tellement intenses qu'ils écrasent toute vie. Ici, le thermomètre atteint allègrement les 55°C, et rien ne permet de s'abriter un peu des rayons brûlants. Personne ne peut entamer sa traversée sans des frissons d'appréhension, ni atteindre la sortie sans un élan de soulagement et de joie. Et lui doit parcourir plus de 600 km à travers ce plateau aride. Seul.

Ainsi isolé et sans trace de vie, le silence est encore plus poignant au milieu de ce reg. Mais la piste est assez roulante, et quelques gazelles se sauvent au bruit du moteur. Ce seront les dernières. Daniel atteint enfin la balise 231 vers 7h30. Le soleil chauffe déjà. Après avoir refait tous les niveaux, il prend le temps de déjeuner avant d'attaquer la piste. Et avant de partir, il griffonne quelques mots sur la caisse à l'attention du Dr Malachowski : « Passé lundi 21 – 8 heures – tout va bien – Daniel ».

 

Tout va bien, tout va bien…Daniel a peut-être parlé un peu trop vite. Ou peut-être que ses mots ont fâché le Tanezrouft qui a voulu le ramener à plus d'humilité. Le terrain devient de plus en plus difficile aux abords de la frontière soudanaise. Et une nouvelle crevaison, la septième, lui fait prendre une heure de retard. La chaleur est de plus en plus forte. Daniel a la gorge sèche. Il continue à avancer, mais bientôt de gros blocs obstruent la piste par endroits. La matinée tourne au cauchemar. Il doit pousser sa machine plusieurs fois, parfois sur de longues distances. 500 m sous ce soleil de plomb, c'est un véritable calvaire. Sans compter cette côte qu'il faut grimper pour arriver en haut de la falaise. Accablé de chaleur, Daniel est exténué.

Mais enfin il aperçoit à l'horizon la balise frontière et oblique sur sa gauche. Il roule encore un peu et l'atteint enfin. A l'ombre de cette balise, il prend un peu de repos. Accablé par la chaleur, il en a un besoin vital. C'est la première balise algérienne. Elle porte le numéro 660, c'est-à-dire qu'il se trouve à 660 km de Reggan, le premier poste algérien du désert. Il décide de prendre une heure de repos à l'ombre, et espère pouvoir ensuite parcourir 100 km avant la nuit. Et bien sûr il se restaure, toujours selon le même menu, mais en ajoutant cette fois un peu de Kola pour reconstituer ses forces. Son eau est trouble et commence à chauffer. Décidé à garder son courage et sa volonté intacts, il se remet en route sans perdre davantage de temps.

A peine 20 km plus tard, sa fatigue est telle qu'il ne pense plus qu'à s'arrêter. Il doit encore affronter plusieurs passages de sable qui l'obligent à pousser sa machine. Il s'arrête, exténué, à la balise 640. Il lui a fallu 1h et demi pour parcourir 20 km. Il a la sensation de ne pas avancer. Et cette chaleur qui frappe la peau, les vêtements qui se collent, le métal qui brûlent et aveugle. Même l'air qu'il respire le fait suffoquer et semble dessécher ses poumons à chaque inspiration.

Daniel doit faire des zigzags éprouvants de tous côtés à la recherche d'un terrain plus résistant. Il a vaguement conscience de la magnificence du paysage qui l'entoure alors qu'il approche de l'Erg Cheich et de la balise 590. Les dunes se transforment en une palette rutilante d'argent et d'or qui vibrent sous le soleil. Mais il ne ressent plus que la fatigue et la chaleur. Et alors qu'il lui semble être à bout de forces, le voilà tout à coup immobilisé. Le fech-fech est de retour, et les pneus s'enfoncent inexorablement. Il doit à nouveau pousser sa machine, mais même ses pieds s'enfoncent dans le sable gris, et chaque pas est une torture. Avec les plus de 100kg de la machine qu'il doit arracher au piège de sable.

Au bout de quelques mètres, épuisé, Daniel regarde autour de lui avec désespoir. Il est cerné par le sable, chaque mètre gagné lui coûte toutes ses forces et la nuit approche. Or il espérait absolument atteindre la balise 580, seul appui possible pour le vélomoteur dans cette immensité désertique. Couché, le vélomoteur risque de perdre tout le carburant de ses réservoirs. Bandant une nouvelle fois sa volonté, Daniel dégonfle légèrement ses pneus pour leur donner une meilleure adhérence au sol. Ici, il n'a plus à craindre les cailloux et les épines de la brousse soudanaise. Il démarre de nouveau, mais au bout de quelques mètres, c'est à nouveau l'enlisement. Daniel cale le vélomoteur avec ses deux bidons d'eau, prenant le risque de se retrouver sans rien à boire si le vélo bascule et les écrase. Et va repérer le terrain à pied. A environ 200m vers l'ouest, le sable paraît plus gris, et plus résistant, et il décide de s'engager dans cette direction. Même s'il lui faut à nouveau pousser le vélo.

Et c'est l'épreuve de trop. La solitude extrême, la fatigue accumulée, le font plonger dans une soudaine dépression. Il prend une décision folle en plein milieu du Tanezrouft : abandonner son bidon de 5L d'eau pour s'alléger ! Il ne garde que 2L d'eau sur lui. L'épuisement et la dépression sont bien mauvais conseillers. La nuit est tombée, et Daniel suit la piste à la lueur de sa lampe de poche. Il ne sait plus où il est, ni quelle distance le sépare encore de cette fichue balise. Il tâtonne à la recherche des traces qui le maintiennent sur la piste, ne peut rouler qu'en 1ère et seconde. Mais il n'a pas le choix. Il ne peut quand même pas rester toute la nuit à tenir le vélo debout en équilibre !

Alors il avance, lentement douloureusement, anéanti. Il rêve de ces traversées qu'il a faites dans le temps, au volant des cars de la Transsaharienne, qui pouvaient toujours servir de refuge en cas de problème, et permettaient de s'arrêter en cas de besoin. Mais il doit arriver coûte que coûte, et quand, assez tard dans la nuit, la balise apparaît enfin devant lui, il se retient pour ne pas l'embrasser.

L'épuisement le fait renoncer à son repas, et il s'enterre dans le sable aussitôt. Mais il doit mettre ses lunettes, sinon au moindre mouvement, cette maudite poussière morte brûle ses yeux.

 

« A la fin de ce jour-là, je connus le désespoir. »

  • J'attends aussi la suite de ce parcours hors normes ! bravo !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Loin couleur

    julia-rolin

    • Aie, j'avais dit lundi :( mardi ou mercredi, promis ! :)))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Trop bien ! Vivement la suite ;-) Franchement, c'est une super histoire : quel courage, quelle folie !

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Yeza 3

    Yeza Ahem

    • Oui, ce que je préfère, c'est la folie !! ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Il n'a peut être pas beaucoup de réserves d'eau Daniel mais du courage il en a à revendre. C'est de famille ?

    · Il y a plus de 8 ans ·
    479860267

    erge

    • J'espère bien !! :)) il paraît :))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

  • Vivement la suite :)

    · Il y a plus de 8 ans ·
    Ade wlw  7x7

    ade

    • ;)) euh...lundi, ça le fait ?? Nan parce que j'ai deux-trois trucs à faire ce we, aloreu....;))))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • deux, trois, pas plus??? ben là c'est abusé quand même ;))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ade wlw  7x7

      ade

    • Moi je me laisse pas abuser !!

      · Il y a plus de 8 ans ·
      479860267

      erge

    • Ça fait plaisir de vous voir revenir papoter chez moi tous les deux... Ça me manquait :)))

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

    • Oh là là Erge tu sais pas ce que tu rates !!!

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ade wlw  7x7

      ade

  • Mais oui, ça va le faire...

    · Il y a plus de 8 ans ·
    W

    marielesmots

  • Joli, franchement il est plus que méritant ton héros, je me demandais quand allait arriver cette suite :) eh bien c'est chose faite, merci à toi

    · Il y a plus de 8 ans ·
    W

    marielesmots

    • Merci Marie !;) Oui, plus que méritant, moi je ne fais que le suivre de loin. La rentrée était agitée, mais nous voilà repartis, et j'espère tenir la distance jusqu'à la fin cette fois ;)

      · Il y a plus de 8 ans ·
      Ananas

      carouille

Signaler ce texte