Saint-Denis

olivier-f-thomas

Eight AM, je remonte la rue Saint-Denis, comme souvent. Fin février, froid humide, vapeurs qui s’échappent des bouches, lumières hésitantes d’un soleil qui aujourd’hui ne sortira pas. Je laisse Réaumur derrière moi, je passe devant l’école et j’avance sur les trottoirs, percés encore et encore par les talons aiguilles.  Les rideaux de fer des boutiques de fringues réservées aux grossistes (pas de vante au détaille, ne pas insisté) s’ouvrent déjà. Paris matin, Paris froid dans cette lente et timide montée qui permettra peut-être d’atteindre la Porte-Saint-Denis, loin là-bas, de l’autre côté des pavés, de l’autre côté du boulevard.

Entre deux cartons de fringues vite déchargés d’une camionnette en double file autour de laquelle s’activent quelques turcs aux diables rouillés, je vois une pute accompagnée d’un client, en route pour l’ailleurs d’une cour intérieure. Le gars semble jeune, vingt-six, vingt-sept ans à tout casser, peau noire et blouson bleu, il attend devant le porche que la fille compose le code. La fille ? Plutôt sa mère, en fait. Elle me rappelle le look d’une caissière Monoprix des années 80 qui serait tombée par hasard sur un manteau de fourrure. Visage pâle et gris, elle se contorsionne dans ses stay-ups pour enjamber un carton mal aplati. L’homme se mouche, regarde, suit. C’est parti.

Je n’ai jamais couché avec une prostituée, jamais donné d’argent pour du temps, je le confesse sans fierté ni tristesse. Mais à chaque fois que j’assiste à ce genre de scène, je me demande comment on peut survivre à cela… Oui oui, survivre, je ne vois pas d’autre mot. D’accord il y a la pulsion, d’accord il y a l’envie… mais mon cerveau dérangé, lui se focalise sur ce moment pourri, cette peur de l’après qui vient tout détruire avant même d’avoir commencé.

Car ce moment, cet après, il sera là, il ne bougera pas de mon esprit, à supposer que j’aie assez de courage pour oser aborder une femme de l’âge de ma mère et la payer pour faire semblant de gémir sous les assauts de mon désir tiède. Mais après, juste après, ce moment, il sera là, il est déjà dans ma tête et il sera là ensuite, partout dans le reste de mon corps.

Ce moment sera celui où je roulerai sur le dos, celui ou ma queue molle se détachera froidement d’une chatte rendue flasque par les années et visqueuse de mon propre foutre. Ce sera cet instant où je verrai enfin ce qui m’entoure, éclairé par la lumière blanche du début de matinée… En un coup d’œil, je verrai tout, j’aurai conscience de tout, du plafond craquelé aux sombres veinures du corps ennemi déjà en train de se rhabiller. Ce sera le dernier coup de rein, presque impatient, pour m’extraire du lit, dans un grincement métallique, pour enfiler mes fringues à la va-vite dans un ardent désir de fuite, une recherche d’air et de vie loin de la putréfaction qui me gagne.

Alors je serai dehors et j’aurai froid. Je serai loin du désir, loin de toute envie, dans un immédiat gris et surchargé d’immeubles fissurés. Je serai là, hésitant, triste, sans doute un peu perdu. Je ne regretterai pas l’argent, je ne regretterai pas le sperme, je regretterai simplement la pesanteur froide qui s’insinuera à l’intérieur de mes pores, la nausée muette qui viendra gagner du terrain, tout recouvrir, qui m’incitera à presser le pas, à chasser la rue loin de moi, la rejeter au loin comme un souvenir improbable, comme une erreur de parcours, une impasse qui se révèle au dernier tournant.

Je serai dans la rue, j’aurai froid. Il sera huit heures du matin. Je serai ce que je suis. Je serai petit. Je serai un homme.

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