Sang d'encre.

elixir

Chapitre un: Brèche.



« Pas comme les autres humains ? »


J'avais répétée la fin de sa phrase malgré moi, butant sur sa façon si sûre de l'avoir prononcée. Les yeux de ce garçon étaient glaçants. Comme un puits de pénombres indéchiffrables, qui à ce moment précis, étaient remplis d'orgueil. Un air hautain, fier, méprisant les autres personnes qui ne pouvaient l'adopter. Et par ce simple fait, il me dominait de toute sa splendeur.  J'étais plongée dans une profonde fascination. C'était un bel éphèbe, auquel chaque parcelle de son corps portait les mots "froide beauté". Sa peau était si blanche qu'elle en paraissait livide, elle n'était sans doute destinée qu'à être éclairée par les rayons de la lune. Son teint était pâle, il semblait plus inquiétant que maladif avec ces ombres mouvantes qui y faisaient danser de mystérieux éclats de lune. Et enfin, ses lèvres rouges, comme s'il les avait trempé dans du sang, tâches colorées menaçantes, contrastaient superbement  avec l'air sombre de son propriétaire. 


« Exact. Je suis bien loin d'être comme les autres et ce, par bien des manières. Venez chez-moi, je vous ferai comprendre. » 


Il avait dit cela en murmurant, infiniment sensuel dans sa manière de détacher les mots, comme un ordre impérieux auquel je ne pouvais déjà plus me refuser. Mes pieds trépignèrent, mon regard scruta la foule qui m'entourait. J'hésitais. De galants damoiseaux faisaient la cour à de gentes dames, qui se pâmaient en gloussant. Des amoureux ou des danseurs d'un soir, faisaient tournoyer leurs costumes dans une symphonie de couleurs. Puis il y avait moi, mes cheveux retenus dans une coiffure aussi sophistiquée que le reste de ma toilette. Et lui, dans son costume noir et son regard si placidement romantique, que mettaient en valeur de grands cils fournis. Faisant murmurer et me regarder d'envie tant de filles, à cette fête. Nous nous démarquions tous les deux. Nous nous étions peut-être finalement trouvés. J'acceptais, séduite et grisée par cette pensée. 


« Parfait, laissez-moi vous escorter ». 


Il prit ma main avec délicatesse dans la sienne et m'entraîna non en direction de la ville mais celle de la campagne. D'abord séduite et grisée par la musique, je ne m'en étonnais point. Mais la clameur de la fête s'éloignait maintenant trop pour que je ne me rendis pas vite compte de ce dangereux emportement. Au bout de quelques minutes, j'avais perdu cette ivresse qui m'avait poussée à accepter. Sa poigne se resserra. Je ne comprenais pas ce qu'il était en train se passer. Nous nous éloignons encore plus de la civilisation. J'avais trop peur pour parler et la situation me paraissait irréaliste, j'étais pourtant d'un naturel si prudent... d'ordinaire. Les bois se distinguèrent. Il ne comptait pas m'amener chez lui. Le déclic qui se produisit dans mon esprit me glaça le sang. Je mis du temps à me ressaisir et j'ouvris de gros yeux sur l'orée qui se profilait de plus en plus nettement, comme avec un air mesquin et moqueur. Effrayée, je voulu crier et me débattre, mais j'aurais dû réagir bien plus tôt, car il était déjà trop tard. Il me jeta sur un pin et sorti un couteau pour s'entailler légèrement les veines. L'écorce de l'arbre laissa une douleur cuisante sur mon dos et il me semblait entendre les battements de mon cœur jusqu'à mes oreilles, tant par la peur que par la douleur. Et incrédule, je fixais cet homme perfide en contemplant toute l'étendue de, si ce n'est de la folie, sa perversité. Un sang noir et épais comme de l'encre jaillit sous la lame d'acier, s'écoulant lentement. Pendant qu'il regardait. Calme. Comme toujours, devinais-je.


« Maintenant, tu peux comprendre. Je ne suis pas comme les autres humains. Car je ne suis tout simplement pas un humain. Je suis en quelque sorte... un être né de ton imagination ».


Le sang coula encore un peu plus le long de son poignet, ce qui lui causa un regard ennuyé.


« Je me nourris d'écrits, de rêves et de mots. De toutes ces choses relevant du beau. Et ta vision me plaît, elle est unique... Si poétique. »


Je me rappelais alors soudainement ce petit manuscrit, auquel j'avais confié mes pensées. 


...Une fête, où je porterai ma belle robe bleue.... Ses lèvres et son aura seront comme celles des créatures mystiques, il aura à sa propre manière cette sensualité irrésistible qui se dégage d'elles... Sentiment de fascination... Il m'enlèvera sous le regard envieux des autres filles... Un frisson me parcourra tout le corps... Il m'embrassera. Un lien se formera... Unique. J'en suis sûre. Sensation dépassant le mot amour ou âme sœur... Et nous ne ferons plus qu'un. 


Non... Non ! Ce n'est pas possible. Personne ne pouvait avoir lu ce que j'avais écrit ! Ce livre... Il était caché, même ma propre servante ne savait pas que je l'avais. Qui d'autre que moi avait pu...


« Lire ces mots tracés avec finesse, du bout de ta plume au clair de lune ? Personne... Du moins, à part ce que tu puisses imaginer de pire. Ce qui se cache dans l'épaisseur de la nuit. Et qui ce nourrit d'émotion et de beauté. Je suis tout ce que tu as imaginé, j'en ai pris jusqu'à la forme. Mais je ne suis qu'une part de toi. »


Il me tendit la main pour me relever.


Je l'ignorais.


Il était fou.


Et si ce qu'il disait était vrai c'était moi qui devais être bien folle pour avoir créé un tel personnage, mais je me rappelais le carnet. Ainsi que tout ce que j'avais pu approfondir durant les soirs où j'étais sujette à la rêverie.


Je me taisais, n'osant pas évoquer oralement ce mot hideux qu'est l'imagination, qui m'avait poussée à l'imprudence de livrer mes pensées les plus intimes et de les développer jusqu'à créer moi-même, cette situation malsaine. Les rêves étaient nocifs, surtout pour les jeunes femmes m'avait-on toujours répété. "Les femmes de manière générale, ne doivent tout simplement pas se prêter à de pareilles fantaisies, voir divagations insensées... Il n'en ressort que du mal à chaque fois". Des larmes de rage me montèrent aux yeux, d'impuissance, de peur, de douleur, de honte et je les laissais silencieusement dévaler mes joues. Mon corps entier frissonnait, tandis que l'air nocturne et le silence venaient hérisser les poils sur ma peau. Je me sentais mal et la douleur qui traversait mes côtes et faisait de chaque inspiration une épreuve laborieuse, m'enlevant ainsi toute possibilité de fuite pour me confronter au fatalisme de la situation.  


« Ce monde n'est fait que d'encre et de rêve, après tout. Alors viens auprès de moi, tu ne connaîtras plus ni le jour ni la peine. Viens explorer la profondeur de l'imagination humaine. Viens, pour que nous ne faisons plus qu'un ».



Ces paroles me touchèrent, je le crains pour moi. Et c'est ici que je décidais de sceller mon destin. Mes yeux se posèrent sur la larme argenté et rempli d'un liquide visqueux et noir, ainsi que sur la main qu'il me tendait.

Et j'agis, de mon libre-arbitre, c'est ce que je voulu croire jusqu'à ma mort sans réellement pouvoir m'en persuader.

***

L'adolescente posa sa plume. Et regarda les lumières au loin qui venaient faire miroiter l'éclat lumineux de ses cheveux et faire briller le feu jaunâtre et malicieux dans ses yeux. Elle sourit alors, ce que les humains appelaient "rêve" et "écriture" l'avait toujours émerveillée. Et dire qu'ils croyaient que tout ce qui était tracé sous forme d'histoire ne pouvait être que fiction...

***

Mais au loin dans une obscurité menaçante, une vague de sang se diffusait sur le sol. Un "comment" s'échappa des lèvres du jeune garçon, tandis qu'il regardait avec une attention toute particulière et presque morbide la lame qui lui traversait le centre de la main.


« Soumet-toi, si tu es en vie, c'est bien grâce à moi, non?» 


Elle avait parlé, avec un calme inattendu. Et pourtant ses membres tremblaient, ses dents claquaient furieusement, mais le ton de sa voix restait sûr et affirmé.  



« Je parie que tu n'avais pas misé sur ça. » 


Elle s'approcha de la plaie et empoigna fermement la lame avant de tirer d'un coup sec. La chose était insensible à la douleur, il n'y eut pas de cri.



« Tu ne croyais quand même pas, qu'avec tout le caractère que je t'ai infusé, j'étais suffisamment couarde pour te laisser prendre le dessus ? Allons, si une femme brave des interdits, ce n'est pas pour perdre pied quand elle se retrouve directement confrontée à eux. Assumer ou se laisser submerger a toujours été au cœur de tous les problèmes et de toutes solutions. »


Son rire, glaçant, ébrécha les lignes sombres qu'on avait tracées pour elle, fit vaciller un peu les lumières lointaines et inversa la donne. Le regard qu'on lui accordait n'était enfin plus le même et elle, reine de son œuvre, gagnante de cette nuit, laissait son imagination s'émoustiller sur ce qu'elle arriverait à accomplir, à tracer, du bout de ses petits doigts ? Jusqu'où son histoire s'étendrait n'était pas encore déterminé, mais elle commençait enfin à franchir ses propres peurs, ses propres barrières et obstacles. Était-ce vraiment de la folie de vouloir tenir son destin en main ? De vouloir imaginer et entreprendre, jusqu'où pouvait aller la puissance de ses rêves face à son ambition qui commençait lentement à les surpasser ? La lame souillée tomba sans faire de bruit et le sang qui s'en écoula fut recueilli entre les brèches d'un sol aride et assoiffé qui commença à s'en abreuver, aspirant goulûment les quelques premières gouttes qu'on lui offrait.

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