Sans haine
Lulla Bell
J'étais prête ! Depuis longtemps j'hésitais, j'avais peur : normal lorsqu'on a 16 ans. Ma décision était prise ; demain matin Yvan viendrait me chercher et je partirai avec lui, définitivement loin de ce qu'on appelle « la famille » mais pour qui je n'étais plus qu'une étrangère. Je n'étais plus !
Au grenier, j'avais récupéré une vieille valise des années cinquante, style valise en carton, et une malle en osier, assez grande mais en piètre état qui me servirait bien à transporter les quelques objets qui me tenaient à cœur. Je me devais d'emporter mes cahiers, secrets de mes états d'âmes, mes dessins et fusains, quelques photos précieuses d'instants si éphémères de bonheur et d'innocence avec mes frères et sœurs, mes grands parents, mon père et ma mère pour leur mariage, tous deux vêtus de noir, quelques photos de vacances où nous souriions tous en jouant dans l'eau. Je rajoutais ma guitare, mon pierrot en porcelaine, mes petites affaires de fille sur ma coiffeuse : maquillages, miroir, barrettes et brosses et enfin ma poupée Bella, cadeau de ma grand-mère lorsque j'avais 7 ans, mon unique poupée gardée précieusement depuis.
Quelques jours auparavant, j'avais vendu mes quelques bijoux avec Yvan qui était majeur. Une chaîne et ma médaille de la vierge, deux bracelets en or, des boucles d'oreilles, une bague et une montre (cadeaux de ma communion solennelle) ; maigre butin, on m'en avait offert 200 francs pour le tout, autant dire une misère mais j'avais besoin d'argent. Je n'avais que les étrennes que nous donnaient tantes et oncles et que j'avais économisées depuis Noël : 150 francs.
Tout en triant les vêtements à mettre dans ma valise je me souvenais de ces six derniers mois de douleurs et tristesse qui m'avaient décidée à partir.
J'entends la chanson d'Adriano CELENTANO « Don't play that song » et je me revois, fière et émue en train de danser avec un superbe jeune homme bâti comme une armoire à glace et au sourire émail diamant. Dans la salle des fêtes, les copines me regardent de travers, jalouses. Je sens les mains chaudes de Simon, c'est ainsi qu'il m'avait dit s'appeler, parcourir mon dos, ma nuque et, collée contre lui, des frissons me parcourent. Il a déjà 21 ans et je me doute qu'il joue avec moi mais je m'en fiche : Je rentre dans son jeu. Sa bouche se colle à la mienne et je reçois son baiser fougueux. Je suis maladroite, je ne m'y attendais pas mais je laisse faire. Je suis aux anges. Le slow terminé il me laisse et s'éloigne pour rejoindre des copains. Je le perds de vue. Les copines viennent me saouler de questions, je ne réponds pas. Les chansons se suivent, je danse un peu puis cherche un coin pour m'asseoir. Les yeux perdus dans le vide, je ne vois pas Simon s'approcher. Une main sur mon épaule il me chuchote à l'oreille d'aller faire un tour dehors. J'accepte, j'ai besoin d'air frais. C'est en Novembre et j'enfile mon long manteau en velours. Je le suis pour faire quelques pas. Nous parlons de choses et d'autres, de moi, de lui, de nous. Il prend ma main dans la sienne, je me laisse mener sans me douter que je me laisse enlever. Je ne regarde plus où il m'emmène, il m'absorbe de ses mots, de ses yeux, de sa douceur ; je suis galvanisée par tant de charme. Des phares de voitures me sortent de cette tendre torpeur. Nous sommes sur une petite route, pas de lampadaires, pas d'habitations et cette voiture là devant qui stoppe et nous ébloui ! Elle s'est arrêtée sur le rebord du chemin. J'ai un mouvement de recul, la main de Simon me serre fermement et sans que je n'aie eu le temps de réagir deux hommes m'empoignent aussi et me traînent dans la broussaille à l'abri d'un petit bois, ce petit bois où, enfant, je venais avec ceux de mon âge construire des cabanes et jouer aux cow-boys et aux indiens. Je suis frappée, souillée, violée et abandonnée à mon sort en cette nuit froide. Le vent se lève sur mon corps dénudé et broyé de coups. Ma gorge brûle, je n'avais pas crié : trop de mains en baillons, trop de menaces. Ces longues déchirures, je les porte depuis.
Tout en pleurant j'avais rempli la valise de l'essentiel. J'avais peu de vêtements neufs, je devais porter ceux de ma sœur. Je m'étais juste offert un jean et deux blouses à la mode. Mon manteau et mes bottent étaient ce qui prenait le plus de place. Quand tout fut bouclé, je m'asseyais sur le lit, secouée de sanglots. Ma mémoire comme un volcan faisait jaillir mille souvenirs douloureux, des paroles cinglantes lorsque mon père m'avait reniée après mon agression, la gifle de ma mère, le regard des autres, la honte et surtout faire profil bas. Ne pas porter plainte, rester anonyme, supporter. Je n'avais pas su porter : je m'étais tailladé les veines un mois plus tard, mais, comme d'habitude, tout fut passé sous silence. Je séchais le lycée, tout le monde s'en fichait, je n'avais pas d'avenir.
Je rêvais de chanter, danser, jouer la comédie, faire mentir ma réalité ! Je faisais partie d'une association et nous faisions de petits spectacles de chant et danse dans les villages voisins. C'est lors d'une de ces représentations qu'Yvan m'a remarquée. Il avait 20 ans, vivait seul et cherchait une compagne de spectacle pour lui et sa troupe. Nous avions parlé longuement et étions devenus amis. Il venait me voir aux répétitions le mardi et jeudi soir et assistait à tous les spectacles. Il m'attendait en fait, il était mon destin inmmédiat.
Il allait me récupérer et m'aider à réapprendre à vivre. Il serait mon repère, mon port d'attache, mon épaule sur laquelle me reposer.
J'étais vieille de trop de nuits sans sommeil, de trop d'épreuves et de désamour.
Ce soir-là au dîner, je n'ai rien pu avaler. L'atmosphère était lourde de non-dits. Je regardais mes frères et sœurs avec un pincement au cœur, je les voyais pour la dernière fois.
Quand maman m'a demandé pourquoi je ne mangeais pas, j'ai failli me jeter à son cou et tout lui avouer parce qu'une maman reste le premier amour de la vie et, malgré tout, je l'aimais. La nuit fut blanche, plus blanche que n'importe quelle autre. C'était pleine lune et pour moi plein de vide.
Tout le monde partit au petit matin : les parents au travail, les enfants au lycée, sauf moi. Je restais enfermée dans ma chambre sans que personne ne remarque quoi que ce soit.
Il faisait beau ce 6 mai ! J'avais mis un jupon long et un débardeur rose « Fruit of the loom ». J'ai fait le tour des chambres et j'ai fouillé. J'ai pris l'argent que j'ai trouvé. J'ai volé les économies de ma fratrie par nécessité. Je devenais voleuse, fugueuse, infréquentable.
Yvan est arrivé et tandis qu'il chargeait mes affaires j'allais câliner mes chiens. Je leur parlais, je leur disais tout ce que je n'avais pas pu dire à cette famille, des mots tendres, des mots d'amour… juste de l'amour. J'ai punaisé un mot sur la porte de ma chambre, un mot qui disait que je partais vivre ma vie, rien de plus, pas de reproche.
Mon ami m'attendait dans sa 2 CV. Je suis sortie, j'ai fermé la porte de la maison à clés, j'ai rangé ces dernières sous le pot de fleur contre la fenêtre de la chambre de mes parents.
Quand je me suis assise dans la voiture, un étrange sentiment de plus jamais m'a envahi. Plus jamais je ne reverrai cette maison, elle n'était plus mienne, je n'avais pas ma place ici.
La voiture a démarré et je suis partie sans un regard derrière moi, sans haine ni remord, juste avec le sentiment de n'être pas née au bon endroit.
Lulla Bell
Toujours forts en émotion tes textes Lulla. On arrive pas à en décoller les yeux même si ça fait mal.
· Il y a environ 8 ans ·missfree
Merci MissFree, j'ai essayé d'écrire simplement et comme le dis le titre sans haine. C'est gentil de me lire. Bisous
· Il y a environ 8 ans ·Lulla Bell
Bravo pour ce texte qui parle vrai...
· Il y a environ 8 ans ·Maud Garnier
Merci chère Maud pour ta lecture toujours bisous !
· Il y a environ 8 ans ·Lulla Bell
Comme c'est triste, et douloureux ! il faut dénoncer ces monstres ...
· Il y a environ 8 ans ·Claudine Lehot
Coucou Claudine, avant dans les familles on taisait ce genre de choses : trop honteux ! Bisous
· Il y a environ 8 ans ·Lulla Bell
oui, sur ! bisous
· Il y a environ 8 ans ·Claudine Lehot