(sans titre) Deborah

Deborah Savadge

Central Park à deux pas, un beau jour d’automne, peut-être. Les arbres sont sûrement roux, Deborah n’est pas là. Ou à peine. Holy Trinity Lutheran Church, une réunion des alcooliques anonymes. Pourtant, Deborah naît ici. Dans l’ombre de la sacristie, entourée d’ex-junkies. Mais personne ne lui racontera sa naissance. Jamais. Elle ne saura pas si les arbres dans le parc étaient majestueux ou si sa marraine était encore accro à l’héro. Et puis très vite, Paris. Les murs gris des écoles où l’on apprend rien. Les exposés sur les châteaux forts et le poisson collectif. Mais l’école primaire dans les beaux quartiers, c’était rien. Rien avant le collège, les Bombers doublés de cet orange qui aveugle, les cigarettes dans la petite cour interdite, les garçons qui trouvent son nom trop con. Sauvage, Deborah. « Fais moi mal, Johnny, Johnny, Johnny, moi j’aime l’amour qui fait boom ». Et les chanteurs suicidés. Mais c’est lui qui se suicide, alors Deborah. Deborah arrête les Doc Martens, les dents sales, les tatouages faits au stylo bille et à l’aiguille pendant les cours de philo. Et puis la fac où l’on apprend rien, mais cette fois-ci, parce qu’on sèche. Parce qu’elle embrasse des garçons dans les ascenseurs au lieu de rester en amphi d’anglais. Les cheveux rouges, le sourire las. Paris, toujours Paris. Tellement Paris qu’il faut partir. Londres, Singapour, Tokyo, Manille. Et puis New York. Il faut bien revoir New York. Comprendre d’où elle vient. Mais elle ne comprend rien, et certainement pas New York, ou la famille, ou la vie. Alors Paris. Derrière la butte, où les couleurs, les cultures et les légumes bizarres cohabitent. Les bistros tard le soir. Les voyages dans une chambre de bonne. Toute seule. Avec des gens. Avec un garçon, mais jamais le bon. Jusqu’à celui-là, qui vit à New York. Evidemment. Comme un retour aux origines, avec papa peut-être encore là-bas. Alors ils iront ensemble vivre à Brooklyn. Dans les bagages de Deborah, ses petits cahiers. Ses milliers de petits cahiers, remplis depuis le collège en salle de permanence. Des cahiers d’écolier. Des carnets de voyages. Les gros carreaux des cahiers chinois. Les lignes de pointillés des cahiers japonais. New York. La ville folle et offerte et finalement magnifique. Et terrifiante. Et tous les deux de père inconnu, il lui dira qu’ils sont peut-être frère et sœur tellement ils se ressemblent. Alors Paris. Sans lui. Toujours Paris, seulement Paris. Jusqu’à aujourd’hui. Paris et ses petits cahiers.

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