Sarcasmes
nouontiine
Sarcasmes
Avachie sur son vieux canapé de similicuir blanc, il lui semblait émerger d’un rêve long et angoissant. Des mois durant, elle s’était employée avec force et concentration, à louer le Seigneur, en sa maison, jusqu’au jour où le père Ambrose avait douté de ses véritables motivations et affirmé, sans une once de compassion, qu’elle s’asseyait sur les bancs de l’Église uniquement pour détourner d’honnêtes chrétiens du chemin de la foi, en tentant sournoisement de monnayer ses faveurs, et l’avait aussitôt chassée de la maison de Dieu, en pleine messe, comme une vulgaire traînée.
La rage l’animait de nouveau alors qu’elle se remémorait la scène pénible, offensante, étirant ses membres endoloris par la mauvaise mousse du pauvre canapé où elle s’enfonçait chaque soir. Mais il était six heures déjà et il lui fallait, comme chaque matin de chaque journée que Dieu créait, aller nettoyer la merde des autres, le pas alerte et le sourire aux lèvres.
D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle n’avait jamais eu de chance. Vraiment. Elle était aux abois, comme toujours et n’y prêtait à vrai dire plus grande attention car, au final, qu’est-ce que cela changeait ? Des années qu’elle vivotait dans le même petit appartement dont elle ne parvenait plus à payer le loyer depuis deux mois. Écœurée d’avoir dû prendre un autre rendez-vous avec Mlle Ammar, l’assistance sociale qu’elle aurait volontiers giflé pour lui ôter ce sourire mièvre et faussement compréhensif dont elle usait avec elle, Christie et néanmoins obligée de faire profil bas parce qu’elle avait vraiment besoin de cet argent, et vite, aussi humiliante soit cette position d’éternelle quémandeuse, elle qui travaillait comme aide-ménagère depuis l’âge de sa première grossesse, c’est-à-dire 17 ans.
Elle s’occupait seule de ses deux ados, Ulysse et Cassiopée, depuis que Gaspard, l’aîné (pressé de déguerpir), s’était amouraché de la première venue, une femme à peine moins âgée qu’elle et financièrement à l’aise, elle le savait. Elle s’y était opposée, évidemment (elle était sa mère après tout), mais n’avait effectivement rien trouvé de probant à dire lorsque son fils lui avait demandé, la voix calme et condescendante, si elle avait une meilleure option à lui proposer ? Non, eh bien elle n’avait qu’à s’occuper de ses affaires alors et se réjouir d’une bouche en moins à nourrir ! Et la discussion avait été close.
Elle se dirigea à tâtons vers l’étroite cuisine, jouxtant le salon qui lui servait également de chambre à coucher - parce qu’il n’y avait qu’une chambre pour les enfants et Dieu sait qu’elle n’avait jamais eu les moyens de déménager de ce satané endroit –, et se prépara un bon expresso, mousseux à souhait, avec la cafetière qu’elle avait habilement subtilisée chez l’un des vieux dont elle s’occupait, assurant à ses enfants (dont elle évitait soigneusement le regard sceptique), qu’elle lui avait rendu un grand service, car le docteur lui avait depuis longtemps interdit cette boisson amère, mais le vieux rusé continuait d’en boire en cachette ; heureusement, elle veillait et faisait bien son travail.
Elle se mit ensuite en quête de sa petite robe noire, seyante, qu’elle retrouva en boule dans l’armoire de sa fille et l’enfila à la hâte, dans l’obscurité, parce qu’elle commençait sa tournée chez M. Yvan ce jour-là et que le vieux lubrique lui donnait toujours un petit quelque chose, quand elle était apprêtée et gentille. Ulysse avait besoin d’une nouvelle paire de crampons pour la compétition de foot de dimanche et elle n’avait pas cet argent-là.
En sortant, elle buta sur un objet dur, négligemment jeté au sol et poussa un juron sous l’effet de la douleur, auquel les deux mômes répondirent de concert par un « chuuut ! » hargneux. Elle claqua alors la porte avec une énergie malveillante, songeant avec exaspération qu’il valait mieux ne rien attendre non plus de ces deux-là.
Quelques minutes plus tard, elle s’engouffrait dans la rue du Progrès, sale et déserte à cette heure matinale, passant crânement sous les fenêtres de la folle, celle aux dents pourries qu’elle avait fouettée un jour, après qu’elle eut surpris Ulysse rôder comme un chien dans sa cage d’escalier.
Elle songeait avec un profond soulagement, que tout irait mieux dans quelques jours à peine : elle venait de déposer un chèque de 3.700 euros à la banque et, assurément, le vent était en train de tourner en sa faveur.
Une vieille tante du côté de son père, Eleonore Fondecave, était morte quelques mois plus tôt et elle avait eu l’incroyable surprise d’apprendre que la brave femme lui avait légué la totalité de son or ! Des bijoux de famille ayant tous une grande valeur sentimentale, expliquait la tante dans une lettre rédigée à son attention, peu avant sa mort. Christie avait alors été prise (assurait-elle) de remords, songeant avec embarras et culpabilité, qu’elle ne s’était jamais donnée la peine de visiter et encore moins de téléphoner ou d’envoyer ne serait-ce qu’une petite carte de vœu à la Noël ou pour la nouvelle année à la tante Fondecave, qui ne résidait pourtant qu’à trois quarts d’heure de chez eux ! Elle s’était alors empressée d’aller brûler un cierge, afin que l’âme de la défunte repose en paix, et avait (une nouvelle fois) ignoré avec un mépris appuyé, le regard perfide et caustique du père Ambrose qui semblait lire au plus profond de son cœur, qu’elle jurait pourtant honnête et vaillant, Dieu lui en était témoin.
Après quoi, elle était entrée dans l’une de ces boutiques qui fleurissaient en ville depuis peu et dont l’inscription implicite, tracée en belles lettres dorées, avait depuis longtemps attiré son regard aux abois : achat d’or express. Elle était entrée et avait déballé dans la petite pièce, savamment dissimulée aux regards inquisiteurs par un lourd rideau de velours or, son trésor de famille. À sa surprise - elle s’était, par habitude, résignée aux coups du sort intempestifs - le gérant des lieux, qui arborait un air détaché et taciturne, s’était aussitôt adouci. Il avait longuement observé et soupesé les bijoux, en expert, puis l’avait félicité pour la rare qualité de son or et pour sa présence d’esprit. Il était en effet avisé et judicieux, assurait-il, de faire fructifier un héritage plutôt que de le laisser moisir sous un matelas, au risque de se le faire dérober. La ville était de moins en moins sûre, n’est-ce pas, pour les honnêtes gens ? Elle souriait Christie, et acquiesçait, conquise par le professionnalisme de cet homme grisonnant et flattée surtout, que l’on puisse s’adresser à elle avec autant de déférence et de courtoisie.
Une fois sortie, elle n’avait pu réprimer un cri de joie : le négociant lui avait proposé un chèque de 3.700 euros pour l’ensemble de ses bijoux et elle n’avait, naturellement, pas hésité une seconde, balayant de son esprit les mots de la tante Fondecave qui la suppliait de conserver précieusement cet héritage et de le transmettre à sa fille, qui le transmettrait à son tour à sa progéniture et ainsi de suite, afin que l’esprit des Fondecave vive et ne s’éteigne ! Avec un nom pareil, on a depuis longtemps hypothéqué notre avenir ! ricanait Christie intérieurement, projetant déjà avec délices ce qu’elle allait faire de tout cet argent.
Par bravade, elle annonça à ses enfants – aussitôt rentrée de sa tournée de vieux comme elle avait pour habitude de dire -, qu’elle avait une très bonne nouvelle à leur annoncer, laquelle serait néanmoins définitive d’ici deux ou trois jours tout au plus, mais, en attendant, ils allaient rire et se détendre un peu, et commencer par appeler cette garce prétentieuse de Mlle « Ammar » et l’envoyer se faire foutre, elle et ses airs prétendument supérieurs ! Et ils avaient ri tous les trois, comme ils n’avaient pas ri depuis bien longtemps, complices et réconciliés autour d’un savoureux repas commandé chez le traiteur du coin (avec l’argent des crampons, certes), parce que le vent avait enfin tourné en leur faveur, Dieu merci !
Le lendemain, enjouée et détendue comme elle ne l’avait pas été depuis... une éternité, elle fila dès 6h30 toute pimpante, visiter ses vieux, le pas alerte. Elle se sentait fraîche, dispose et décida, dans cet élan d’enthousiasme, d’appeler Koro, son amant. Elle lui téléphonait de temps à autre, pour dépanner (se persuadait-elle), parce qu’il était marié et qu’en bonne chrétienne, elle était, bien entendu, contre l’adultère. Mais il était toujours partant et bien qu’il soit mou et irritant parfois, à cause de ce sourire apathique qu’il affichait quelles que soient les circonstances, il lui faisait du bien et, après tout, quel mal y avait-il à tirer de menus profits de cette vie chienne ?
Il rappliqua entre midi et deux, parce que les enfants étaient à l’école et que c’était une horaire pratique ; ils s’envoyèrent en l’air, consciencieusement et, à 14h30, revigorée par l’exercice, elle reprit sa tournée.
Le jour suivant, elle se sentait légère, confiante et délicieusement gaie. Enfin, elle allait sortir la tête du trou noir et maussade qu’était devenu sa vie et, de nouveau, susciter confiance et enthousiasme dans les yeux de ses gosses, qui la contemplaient le plus souvent avec une fureur embarrassée, dépités par tant de galères. Elle n’avait pas vraiment d’amis mis à part Robert, qui était un gentil garçon quoique lent et, la plupart du temps, embarrassant. Elle le considérait cependant comme son meilleur ami, parce qu’il était brave et serviable et qu’elle n’en attendait pas davantage. Elle lui avait fait part du formidable vent d’air frais qui s’apprêtait à souffler sur sa vie et l’avait convié à une petite fête qu’elle organisait chez elle, oh, quelque chose de simple et d’intime, juste toi, moi, les enfants et Gaspard qui nous fait « l’honneur » de sa présence, lui avait-elle assuré dans un grand rire compulsif. On va boire du champagne, danser et fêter un nouveau départ ! répétait-elle à tue-tête, excitée et fière d’avoir (pour une fois) réussi un bon coup.
Ils étaient tous réunis, hilares et grisés par tant de légèreté, quand le téléphone sonna. Christie tendit une main nonchalante pour décrocher le combiné mais, rapidement, le beau sourire qu’elle affichait ostensiblement depuis quelques jours s’estompa. Elle n’osa alors lever les yeux vers ses proches dont l’attitude badine et désinvolte attestait une joie évidente, confiante : le chèque déposé quelques jours plus tôt à la banque était sans provision et son banquier, alarmé par l’ampleur de son découvert, lui demandait de se présenter le lendemain à l’agence et à la première heure.