Save Our Souls

Madame Monstre

C’est la période propice aux fantômes, et je peux presque les apercevoir sur le siège arrière lorsque je jette un coup d’oeil rapide au rétroviseur, leurs visages impassibles et leurs regards brillants. Les fantômes des Noëls passés, présents et à venir, bien alignés tous les trois, les mains croisées sur leurs genoux.

La dernière fois que j’ai traversé ces paysages désolés, c’était en janvier. Nous sommes en décembre et il semble approprié de boucler l’année écoulée ici, au milieu de ces terres brûlées, roussies par le sel et le vent. Il n’y a que moi sur la route, moi et mes fantômes silencieux, et notre perpétuelle fuite en avant. A première vue, on pourrait croire que rien n’a changé en douze mois, à part la direction dans laquelle je roule, et bien sûr ton absence sur le siège passager.

Pourtant, on ne pourra pas dire qu’on ne s’est pas battus. On s’est accrochés à tout ce qu’on pouvait, y compris - surtout - aux poutres vermoulues. On s’est tenu la main, on a fermé les yeux aussi fort qu’on le pouvait, on s’est chuchoté à l’oreille pour ne pas entendre les gémissements, la nuit. On a fouillé les débris pour récupérer ce que l’on pouvait sauver, on a empilé tout ça avec l’énergie du désespoir, comme si cela avait une chance de tenir debout. On a reconstruit, encore, encore, à chaque fois que cela s’écroulait. On y a cru. Et puis, on a voulu continuer d’y croire. Et puis, on a fait semblant d’y croire. Et puis.

Tu dormais d’un sommeil agité quand je t’ai laissé, tu soupirais et maugréais, tes bras frappaient l’oreiller, tu as repoussé ma main qui se posait sur ta joue pour la dernière fois. Endormi, tu étais toujours en colère. J’ai pris mon sac, les escaliers ont craqué, même la maison m’en voulait et protestait. J’ai haussé les épaules, et je suis montée en voiture. J’ai compris, à présent, qu’on n'emménage pas dans une maison hantée avec ses propres fantômes. J’aurais au moins appris cela, cette année : à renoncer.

Alors je suis partie, avant ton réveil, avant la tempête, pendant qu’il en était encore temps. Je ne sais pas si je retraverserai encore cette lande désertique, si nos démons me rattraperont et me ramèneront au port. En attendant j’avance, droit devant moi, dans la lumière pâle, ne serait-ce que pour prouver que cette année ne m’aura pas eue. Je suis vivante.



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